lundi 17 août 2009

VISITE AFRICAINE


Mon premier texte à l'étranger. Le Gabon a été mon premier "choc". Il m'a renvoyé à la partie liturgique de la scène et à son rôle dans la Cité. Je suis blanc. J'étais dans un pays où a couleur de la peau a eu longtemps un sens et, contrairement à ce que certains croient, on ne se libère pas facilement d'un tel sens. J'ai aussi le souvenir des " enfants du Gabon", troupe de jeunes acteurs tous encore au lycée, qui avaient une vraie coopérative théâtrale. L'argent gagné des représentations était sur un compte commun et une partie était redistribuée à parts égales. L'autre servait, en cas de difficulté. Cette réunion où ils décidèrent de donner assez d'argent à un des membres pour payer l'avortement de sa compagne pour qui personne n'aurait été en mesure d'assurer les frais de maternité. On était si loin des bruits étranges contre l'avortement qu'une certaine classe bourgeoise de mon pays revendique à corps et à passé.
Il fallait que je puisse parler, il fallait que j'utilise l'espace Africain, le rituel de la mort, fausse puisque théâtrale, s'est offert et il y avait Ophélie, la jeune danseuse Gabonaise de la fin que j'ai aperçue un jour à Montpellier. Tant de grâce en elle et tant d'Histoire que je lisais à travers elle…





Un homme vêtu d'une longue tunique blanche est assis dans la pénombre, au bord d'un cercle de lumière. Au centre du rond éclairé, un corps emmailloté de blanc. L'homme déplie une feuille de papier.

L'homme : - (Long silence) … C'est pourquoi, mon bien-aimé père, j'aurai, la semaine prochaine, la grande joie de vous serrer dans mes bras. J'ai déjà mon billet. Dis à ma mère… (Silence. L'homme laisse choir la lettre dans la zone lumineuse. Il y a de courts soupirs, comme s'il pleurait). Lorsque tu arrivas, mon fils, nous étions déjà d'un âge avancé. Malicia, ta mère, craignait beaucoup pour toi. Moi, je craignais pour elle et j'étais très heureux d'avoir peut-être un fils. Ici, le climat n'est pas bon pour les hommes vieux. Conséquemment, il n'est pas bon non plus pour les femmes vieilles. (Silence). Naître a toujours été une grande affaire. Il y a tant de possibilités… Etre mère, à l'âge qu'avait Malicia, nous valut de nombreux quolibets. Certains encore sorciers nous accusaient de provoquer les esprits. Ils disaient que nous le payerions un jour. (Silence). Mon fils, mon fils, tu te ris des superstitions. Combien de fois ne t'es-tu pas moqué de ton pauvre père et la colère que tu eus après Malicia quand tu découvris les fétiches dans tes valises. (Silence. Il claque ses mains l'une contre l'autre).
Tais-toi, vieux fou ! A qui parles-tu ? Où est ton fils ?
(Il claque des mains. Il va s'asseoir loin derrière le public.)
Mon père aimait raconter l'arrivée des autres hommes. Il la tenait du père de son père, qui lui-même, l'avait apprise par son père. C'est une histoire que les pères racontent à leur fils pour qu'elle ne disparaisse pas. Je ne te l'ai jamais racontée encore. (Silence). Tous les matins nous espérions et chantions plus fort que le bruit des vagues. Cela faisait longtemps que la pêche avait était bonne. Le soir, depuis longtemps, nous rentrions avec seulement des coquillages pour les enfants. Les femmes devenaient de moins en moins dociles. Quand la pêche n'est pas bonne et que les femmes se refusent, c'est qu'il va arriver un grand malheur. (Silence). Il arriva. Un grand bateau. Un grand bateau, plus grand que le plus grand que nous ayons construit. Quel pêcheur pouvait avoir un si grand bateau ? Etait-ce lui qui avait volé le poisson et que nos femmes attendaient ? Du flanc du bateau descendit une pirogue. Huit hommes, couverts jusqu'au cou avec d'étranges chapeaux. (Silence). Inquiets, nous prenions nos arcs, nos flèches, nos lances. Pour protéger nos enfants, nous montâmes dans nos pirogues et approchèrent celles des autres hommes. Quand nous les vîmes de près, un rire nous secoua le ventre et monta à nos gorges. Un rire, mon fils, un rire, sorti du plus profond de nous-mêmes, un rire à nous arracher la poitrine. Ces autres hommes, qui nous faisaient si peur, ces autres hommes étaient blancs. (Il éclate de rire et on l'entend se taper les cuisses, secoué par son rire). Il est bon de rire (peu à peu, son rire s'apaise). Le rire est le cri d'un bon esprit. Il chasse les mauvais en cognant dans nos poitrines comme le font les grands singes pour chasser un intrus. Mon père n'aimait pas ce goût que j'avais de rire. Mais mon père, je l'aimais beaucoup, n'avait pas su garder le sens du monde. Il croyait que le monde appartenait aux blancs. (Tout en parlant, il rit silencieusement). Comme toi, il disait que les esprits n'étaient que superstition antédiluvienne. Mon père, je l'aimais, je ne l'ai jamais vu rire. (Silence brusque, il se lève et fait le tour du public). Mais vous êtes là, vous êtes là, je le sens. Esprits qui ne vous décidez pas à me faire du bien ou du mal. Esprits qui surveillez mes actes, mes paroles. Esprits qui voyez dans l'obscurité quelle musique joue mon cœur. (Il s'arrête à une travée et regarde vers la lumière). Esprits, maintenant, vous voyez Malicia, elle arrive vers vous et je n'ai plus beaucoup le temps. (Il s'avance vers la lumière d'une marche hypnotique. A mi-chemin, il s'arrête). Malicia ! (Il crie). Malicia ! (Silence, il attend, immobile). Un jour, un homme, le père de Malicia, entre dans ma case. J'avais quatre ans. Il prend le bras de mon père. Tous deux sortent. (Silence). Je me rappelle je jouais avec un de ces énormes insectes à carapace. Avec une brindille, je le mettais sur le dos. Ses pattes s'agitaient. Puis, il se remettait debout et essayait de marcher. Mais, avec ma brindille, je le mettais sur le dos. Père est rentré. Il m'a appelé. Nous sommes sortis. Malicia, yeux souriants, bouche taquine, frottait sa tête sur la cuisse poussiéreuse de son père. (Silence). Les hommes de la grand pirogue, que savent-ils de nous ? Il y a eu plus de lunes que tous les orteils et les doigts de ceux de mon village. Les pirogues des blancs sont devenus des cargos d'acier. Mais que connaissent-ils de nous ? (Silence). Une blanche s'approche de moi. Elle dit que je l'intéresse. Je suis marié, je lui dis. Depuis quand ? J'avais quatre ans. Ses paupières nacrées clignotent. Je vois son esprit qui invente, j'entends dans ma tête l'horreur qu'elle crée. Mes yeux regardent Malicia et son sourire joyeux quand je lui prête ma brindille et que le cafard s'agite. (Silence, il n'a pas bougé. Fixe, face au cercle de la lumière). Malicia. (Il a crié. Il se remet à taper dans ses mains, il va s'asseoir loin, derrière le public). Ah, esprit, comme tu t'y entends pour me faire parler. Tu connais bien le rythme de mon cœur. Alors, je ne te cacherai rien pour que tu prennes Malicia avec toi et que tu l'aimes comme je l'ai aimée. Sais-tu que Malicia me fermait la bouche quand je parlais des blancs. Elle me mettait sa douce main sur les lèvres et me faisait les gros yeux. Elle me fermait aussi la bouche quand je parlais de mon père. Mais, là, elle m'embrassait avec gentillesse. Mais, maintenant, ses yeux, ses lèvres (Silence). J'aime les blancs, comme j'aime mon père. Comme lui, le blanc a su tout apprendre. Il a commencé par nous apprendre que nous ne savions pas grand chose. Il n'y a rien de plus sage que d'apprendre à celui qui croit que ce qu'il sait est suffisant, qu'en fait, il ne sait pas grand chose. Avant le temps lointain où les poissons ne se laissaient plus pêcher, nous savions construire des huttes, cueillir des fruits, tuer avec des lances et des arcs le gibier dont nous avions besoin. Cela nous était suffisant. Mais quand les poissons revinrent, nous ne savions plus grand chose. (Silence). Jusqu'ici, les esprits suffisaient largement. Mais des blancs nous apprirent que les esprits obéissaient à un esprit plus grand encore et qu'il s'appelait Dieu. Nous pensions bien que les esprits n'avaient pas la même force mais de là à imaginer qu'il y avait un esprit plus fort que les autres. D'où lui venait cette force ? D'une puissance extraordinaire : l'amour. (Long silence). Dame blanche, tu ne comprendras jamais qu'on peut aimer sa femme dès quatre ans. Tu sais pourquoi ? Parce que ce que tu crois savoir en amour te semble suffisant. En fait, tu ne sais pas grand chose, tout comme nous. Bien sûr que je fis l'amour avec Malicia. Les choux et les roses sont rares en Afrique, alors on sait très tôt d'où viennent les enfants. Quand ? Le premier soir de notre mariage. Nous nous sommes couchés nus l'un contre l'autre. Malicia a posé sa tête et sa bouche sur ma poitrine. Je lui ai caressé la tête. Après (Silence), après (Silence), elle s'est endormie. (Silence). C'est tout ? Comment ce n'est pas faire l'amour ? Ce que, dame blanche, vous appelez faire l'amour, je ne sais ce que c'est. Ce n'est pas grand chose. Mais votre Dieu, le plus fort des esprits, ne vous fait-il pas l'amour ? C'est aussi peu de choses que vous le croyez ? Je suis sûr que c'est beaucoup plus (Silence). Malicia avait le plus beau corps qui soit. Très tôt, je savais tout de lui. Mais j'appris vite que je ne savais pas grand chose. (Silence). Mon père m'appelle près de lui. (Il se lève, tousse, renifle). Mon fils, il est temps que Malicia ait un enfant. Ne prend pas cet air surpris. Nous devons lutter contrer l'homme blanc avec nos armes. Il nous a tout pris : nos arbres, le sang de notre terre, notre langue. Il nous a tout donné : la connaissance, la foi, le commerce, l'industrie. Il a des armes plus fortes que nous n'en avons jamais eues. Notre seule arme c'est de nous multiplier. Cette terre est notre terre. Cette terre n'est pas la sienne, il vient ici, mais sa terre est ailleurs. Ici, il est trop peu nombreux. Si nous restons les plus nombreux, il ne pourra pas posséder cette terre. (Nouvelle toux, nouveaux reniflements). J'aime mon père. J'aime les blancs. J'aime Malicia. Nous aurons un enfant. Alors nous avons fait ce que toi, dame blanche, tu appelles l'amour et ce que moi, j'appelle pas grand chose. Nous l'avons fait plusieurs fois et le jour et la nuit. Malicia est une maîtresse femme. Elle savait, elle, la valeur exacte de ce que nous faisions. Elle savait quand il me fallait dormir pour reprendre des forces. Elle savait quand il fallait me réveiller. (Silence). Le soleil et la lune ne sont que poussières. Mes pieds ont foulé tant de fois le tamis du sol. Ma main s'est tenue avec lourdeur sur le bois noueux. Mes lèvres ont goûté à tous les fruits. L'air lui-même est une symphonie. Mais ton sourire me lave de ma fatigue. Tes mains arrachent la peau de ma souillure. Tes lèvres me parlent d'autres rêves. Je t'aime Malicia. (Silence). Alors, je vais voir mon père. C'est fait, je lui dis. Mon père me regarde longuement. Il sourit. J'aime mon père. (Silence). Dans la liqueur séminale on trouve des millions de spermatozoïdes. Lorsque celle-ci entre dans le corps de la femme, ils se déversent vers l'utérus où l'attend une ovule. Un seul parmi les millions pénètrera dans le corps de l'ovule pour la féconder. Après, ce sera la parthénogenèse. L'ovule se multipliera selon les puissances de deux jusqu'à ce qu'apparaisse l'embryon. Pendant neuf mois, les gènes de la mère et ceux du père se combineront selon une loi statistique du hasard. Au bout des neuf mois, un nouvel individu humain sera prêt à naître. (Silence). Ah, homme blanc, tout ce savoir, tout ce savoir que tu nous as donné, à quoi te sert-il ? (Silence). Un jour, mon père me raconta les animaux de la forêt. Il voulait que je sois un chasseur, un bon chasseur. Il me parla d'ebola, le fauve mystérieux, qui ce cache dans les hautes herbes de la savane et que tout le monde, sauf l'homme craint. J'étais un enfant. Le soir, je fis des cauchemars où des ebolas tapis dans l'ombre s'apprêtaient à bondir sur moi. Je me réveillais en hurlant. J'avais crié si fort que mon père vint me voir. (Toux. Il s'avance dans une travée). Qu'as-tu mon fils ? Je vois que ce que tu as vu en dormant t'a effrayé. Les ebolas ? Je n'en vois qu'un ici, c'est toi. Aucun autre ne pourrait te chercher querelle. Rendors-toi et n'oublie pas, tu es Ebola. (Toux, il ne bouge pas). J'aime mon père, il sait tuer les peurs enfantines. (Silence, il se déplace à nouveau). Malicia a beaucoup ri quand je lui ai dit qui j'étais. Il ne se passa pas un jour sans qu'elle me taquine. Elle avait le même rire pour notre fille. (Silence). Oh, esprit, pourquoi es-tu si capricieux ? Qu'avions-nous fait ou dit qui mérita ton courroux ? Ma fille n'avait pas un an qu'une maladie nous la prit et que Malicia arrêta de rire. Mon père pleura beaucoup. Moi, j'étais trop fier pour cela. (Silence) Ma mère était morte peu après ma naissance. C'est ainsi que mon père expliqua à Malicia ma sécheresse dans les yeux. (Silence). Tu t'es trompé père. J'étais plongé dans une grande tristesse. Mais comment aider Malicia si moi aussi je pleurais ? (Silence). Tu vois, dame blanche, l'accusation de mon père, c'est un peu de cela qu'il y a dans l'amour. Accepter d'être incompris seulement pour l'amour de l'autre. N'attendre rien. Tu ne comprends pas ? Ah, dame blanche à quoi te sert tout ton savoir ? (Silence). Parce que je ne pleurais pas, je trouvais les mots anciens, ceux d'avant que nos langues bougent. Je pris Malicia contre moi, je la berçais comme on berce un enfant de quatre ans qui pleure. Je lui murmurai des sons doux. Je la ramenais à l'amour. (Silence). Le soir, seul, je maudissais l'homme blanc, celui qui en savait tant. Quand les poissons avaient quitté la mer, nous étions habitués à la mort, surtout celle d'un jeune enfant. Nous ne luttions pas contre cette perte. Mais avec les poissons est venu l'orgueil inutile de vaincre la mort et l'amertume de la défaite. Ce qui était normal devenait injuste. La mère qui, avant, savait dire au revoir à son enfant, ne savait plus aujourd'hui que souffrir. Qu'avions-nous besoin de vos si nécessaires sciences, nous qui nous en passions ? Homme blanc, tu as le cœur pur et l'esprit égaré par ta propre histoire. Quand comprendras-tu que vivre n'a ni victoire, ni défaite, que les seules batailles que tu mènes c'est toi qui les as désirées ? Est-ce si humiliant d'accepter que la Nature ne se dévoilera jamais toute entière ? Du haut de ta science, de tes lois, du haut de ton savoir, tu n'en as jamais su plus que nous qui n'avions pas besoin de savoir ! (Silence, reniflement, il pleure). Même moi, aujourd'hui, je suis incapable d'accepter la mort. Je te remercie. Je t'aime homme blanc. (Silence). Il a fallu bien longtemps avant que nous ne nous décidions à avoir un autre enfant. Tellement longtemps que nos pères sont morts sans t'avoir vu mon fils. (Silence. Il fait de la musique avec ses cordes vocales et sa bouche, s'arrête, recommence). Mon père voulait être un homme sage. Autrefois, pour devenir un homme sage, on s'asseyait au pied d'un arbre et on parlait. Les autres nous entraînaient à parler plus. Mais les arbres sont une richesse qui rapporte de l'argent. On ne s'assoit plus à son pied. La sagesse est ailleurs. Elle est dans les livres, les fils des arbres. Alors, mon père demanda à aller à l'école. Il a eu des blancs pour professeurs. Ils savaient plein de choses ! Mon père s'en remplissait la tête. Ainsi, pensait-il, il devenait un nouvel homme sage. Quand j'étais plus jeune, le soir, il m'amenait devait le ciel. Que vois-tu, me demandait-il. Je vois des lumières. Ce sont des étoiles. Je vois des étoiles. Tu sais ce qu'est une étoile ? C'est une lumière dans le ciel. Non, ce sont des soleils éteints il y a longtemps. Mais le soleil brille le jour, et maintenant c'est la nuit. Alors il soupirait, me passait une main sur l'épaule, me forçait à m'asseoir et me racontait les étoiles. Il était debout et plus il parlait, plus il gesticulait. Je ne comprenait rien aux chiffres. Mais l'histoire était une histoire, c'est pourquoi j'aimais mon père. (Silence). Un jour, tu me demandas pourquoi les hommes de ta couleur étaient si rarement à la tête des grandes entreprises. Je me rappelle que je t'ai dit que les blancs étaient souvent plus sages que nous pour cela. Je parlais comme mon père. (Silence). Nous ne sommes pas à la tête des entreprises des hommes blancs parce que ce sont des entreprises d'hommes blancs. C'est tout. Je ne pouvais pas te le dire jusqu'ici. Maintenant, mon cœur déborde de colère et l'écume sort en grondant, je ne peux plus la retenir. (Silence). Tu es parti chez l'homme blanc parce que j'aime mon père et qu'il aurait aimé que son petit fils soit un sage parmi les sages. (Silence). Si tu t'étais assis au pied d'un arbre, tu n'aurais pas pleuré pour Malicia et je n'aurais pas eu peur de tes larmes. (Silence). Que me reste-t-il esprit ? J'ai tout perdu : Malicia vient chez toi, mon père y est déjà. Mon fils avec sa peau noire est devenu un blanc. Et Moi ? (Silence) (Il crie) Et Moi ? (Long silence). Avant, nous avions une langue. Aujourd'hui, elle s'appelle un dialecte. Notre langue, c'est la langue des blancs. Ce n'est pas ma langue. (Silence). Non, esprit, ne te fâche pas. Ma colère, tu peux la comprendre. Je dois tout ce que je sais à l'homme blanc et je lui dois aussi de savoir tout ce que je ne sais pas. Merci homme blanc de ta générosité. Pourquoi ne m'as-tu pas laissé primitif ? Pourquoi m'as-tu appris ta langue et à t'imiter et à te connaître ? Car si tu ne me connais pas, je te connais, oh oui, je te connais. (Silence). Tout ce que tu as inventé, au début, tu l'as inventé parce que tu en avais besoin. La terre sur laquelle tu vivais n'avait pas la générosité de ma terre. Elle te montrait que si tu voulais ses richesses, il fallait se battre avec elle. Nous, elle nous donnait ou elle ne nous donnait pas. Quand elle nous donnait, il n'y avait rien à faire. Quand elle ne nous donnait pas, tu le sais bien, il n'y a rien à faire. Quand tu as eu fini d'inventer, de comprendre et de combattre la nature. Tu avais pris l'habitude d'inventer, de comprendre et de combattre. Alors, tu as cherché de nouveaux territoires pour comprendre et combattre et tu n'as plus cessé d'inventer. Quant tu es arrivé, avec les poissons, il y a longtemps que nous n'avions plus besoin d'inventer et de comprendre. Nous nous battions souvent, mais nous étions deux femmes qui se disputent et se surprennent à en venir aux mains. Toi, tu avais même compris ce qu'était que se battre et tu as inventé les guerres. (Silence). Alors quand sont revenus les poissons, tu nous as regardé avec toute ton histoire et tu n'as pas voulu qu'elle ne soit pas nôtre. (Silence). Rappelle toi, dame blanche, avant nous étions inférieurs. Nous avons dû inventer, comprendre et combattre avec toi, contre toi, avec toi. (Silence). Aujourd'hui nous avons tous deux une histoire. (Silence). Père ne m'a jamais battu. Il disait que le moindre coup, même pardonné, restait sur la peau de génération en génération. Il avait appris cela en lisant les fils des arbres. Il disait sur la peau de celui qui frappe et de celui qui reçoit. (Silence). Comprends-tu pourquoi je t'aime ? Nous avons fait la même erreur. Nous avons cru qu'il était possible d'oublier. (Silence). Nous avons cru que nous pourrions avoir les mêmes rêves. Dans les pays blancs, nous avons ce qu'il coûtait à un noir de raconter ses rêves. (Silence. Il reprend sa musique de la bouche. Silence.) Ici, je suis seul. Il n'y a que les esprits qui attendent que je porte Malicia. Et Malicia dans son drap de morte. Alors, je peux raconter mon rêve. (Silence). Elle se lève doucement. Elle est dans la pleine lumière. Elle ne me voit pas. Elle commence à bouger, à danser. Elle ne parle pas. Elle est seulement là, en mouvement et, comme quand elle fermait mes lèvres, je me tais. Elle raconte toute l'histoire, celle que je raconte si mal. Celle de la femme qui est une étoile, une lumière dans la nuit, un jour, ailleurs. Elle est la mort et la vie, le silence et la musique, l'immobilité et le mouvement. Je la regarde. Nous la voyons. Elle nous montre le chemin secret. Nous ne voulons pas comprendre, elle nous combat. Il ne nous reste plus qu'à inventer. Inventer la caresse, la caresse du vent, la douceur de la pluie. Nous regardons et nous ne voyons pas. Pas encore. Mais l'image reste, elle marque nos consciences. Elle illumine notre nuit. Et bien qu'immobiles, nous nous mettons en mouvement. Loin, si loin de nous-mêmes que c'est plus qu'un rêve, c'est là. (Silence. Il se lève et se dirige vers la travée, il s'arrête à son début). Mon fils, bientôt, je te serrerai dans mes bras. Nous saurons rire. Et puis je me tairai. Tu me demanderas. Alors, j'aurai peur de tes larmes. Je te raconterai pourquoi je suis Ebola. Tu pourras pleurer. Mon fils, il n'y a plus de honte à pleurer. Nous avons appris la tristesse. Je ne pourrais pas te montrer son corps, on l'aura brûlé. Mon fils, tu sauras alors combien nous ne savons que peu de choses. Combien le temps ici n'existe pas et que, seules, les femmes ont dans leur corps son secret mortel. Nous serons silencieux quelque temps. Et puis, je te demanderai de raconter. Tu raconteras. Puis tu me demanderas de raconter. Je parlerai. J'espère qu'il y aura, quelque part, un arbre où nous pourrons nous asseoir. (Silence). Maintenant, esprit, je peux te donner Malicia. (Il s'avance dans la travée, il est blanc, il prend le corps et le sort de la lumière). Malicia frottait sa tête sur la cuisse poussiéreuse de son père. Elle prit la brindille et rit avec moi de la maladresse du cafard. Je touchais son bras. Il était doux. Elle tourna sa gentille tête vers moi. (Il remonte la travée et fait le tour du public tout en parlant). Et puis le temps, celui que je ne connais pas. Nous nous mariâmes. Ce soir là, Malicia posa sa tête et sa bouche sur ma poitrine et m'appela de ce surnom de fauve que mon père m'avait donné pour faire fuir les cauchemars. Je lui caressai la tête, ses cheveux embrassaient ma main. Elle s'endormit. Toute la nuit, je restais éveillé, surveillant son sommeil. Avec le jour, elle leva la tête et me sourit. C'était notre première nuit d'amour. Mon père me dit alors qu'il était temps que nous ayons un enfant. Plusieurs fois, le jour et la nuit. Malicia est une maîtresse femme. Elle savait la valeur exacte de ce que nous faisions. Elle savait quand il me fallait dormir pour reprendre des forces. Elle savait quand il fallait me réveiller. Le soleil et la lune ne sont que poussières. Mes pieds ont foulé tant de fois le tamis du sol. Ma main s'est tenue avec lourdeur sur le bois noueux. Mes lèvres ont goûté à tous les fruits. L'air lui-même est une symphonie. Mais ton sourire me lavait de ma fatigue. Tes mains arrachaient la peau de ma souillure. Tes lèvres me parlaient d'autres rêves. Malicia riait en tenant dans ses bras sa fille. Le rire s'arrêta. Parce que je ne pleurais pas, je trouvais les mots anciens, ceux d'avant que notre langue bouge. Je pris Malicia contre moi, je la berçais comme on berce un enfant de quatre ans qui pleure. Je lui murmurai des sons doux. Je la ramenais à l'amour. Que vois-tu ? Je vois des lumières. Ce sont des étoiles. Je vois des étoiles. Qu'est-ce qu'une étoile ? C'est une lumière dans le ciel. Ce sont des soleils éteints il y a longtemps. Mais le soleil brille le jour, et maintenant, c'est la nuit. (Il a fini son parcours, il ramène le corps à sa place dans la lumière, il ramasse la feuille de papier, il la lit. Il la déchire en morceaux et la laisse tomber en flocons sur le corps. Il recule dans l'obscurité, les yeux fixés sur le cadavre. La musique qu'il a chantonnée dans le spectacle apparaît sur la scène. Le corps se lève et se met à danser. Tout doucement, la lumière décline sur la danse de Malicia.)


FIN

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire