dimanche 16 août 2009

De Profundis clamavi, Vanuatu, 1999

DE PROFUNDIS CLAMAVI

Depuis longtemps, je voulais m'essayer à un solo qui mettrait en scène ma passion pour le théâtre Beckettien qui mélange avec tant de génie le goût des lettres et du langage et un immense désespoir quant à la nature humaine. Je voulais mon personnage aussi drôle que Hamm ou Clov mais je le séparais de son récipient d'origine.
Pourquoi ce texte a - t - il vu sa naissance au Vanuatu? Je suis bien incapable de répondre. Peut - être le confinement de l'île qui me renvoie à cette autre île qu'est la scène…


Sur la scène, côté jardin, une boîte en carton, les pans dans le vide comme l'intérieur de la boîte. Au fond, un lit. L'homme est couché, tout habillé, il tourne le dos au public. Sur lui, une vieille couverture. Côté cour, une table ronde et une chaise en plastique. Soudain, l'homme s'agite dans son sommeil. Sur la table apparaît un dictionnaire, des livres bon marché, des stylos, des cahiers, du papier. A terre, des boulettes de papier froissé jonchent le sol.

L'homme : - (dans son sommeil). Charles ! Charles ! Non, Charles ! Oh…
Charles ! (Silence). Alors, là !… (Il rit). Regarde moi ça ! Non mais re… (Silence. Il ronfle. Ces ronflements sont de plus en plus forts au point qu'il s'étouffe. Il se dresse sur son séant. Il reste un temps. Il cherche ses lunettes. Il se met à quatre pattes sur le sol et se déplace en tâtonnant. Il heurte la table avec la tête. Il tâtonne, se redresse, toujours tâtonnant, fait le tour de la table, s'assoit, tâtonne, trouve ses lunettes. Il regarde les livres, relève la tête, voit la boîte). Charles ? Tu dors ? (Silence). Tu dors ? (Silence). Tu dors ? (Il se laisse aller contre le dossier de la chaise, laisse aller sa tête en arrière, soupire. Pris d'un brusque élan d'énergie, il prend un stylo et se met à écrire ; il marmonne. Soudain, il s'arrête. Il lit ce qu'il a écrit à haute voix) :
Je ne veux plus, point. Ça suffit, point. Ça suffit, point. Ça suffit. (Il s'arrête et barre quelque chose. Il reprend). Je ne veux plus point. C apostrophe est suffisant point. Il y a ma peau point virgule, mes cheveux virgule, mes poils virgule, il y a moi, point. Tout un tas de matière, point. Ça ne sert à rien, point. C, apostrophe, est moi, point. Charles, virgule, lui, virgule, (Silence, il relève la tête, regarde vers la boîte. Il reprend d'une voix assourdie), Charles, virgule, lui, virgule, s'est débarrassé de tout ça, point. Il tient dans une petite boîte, virgule, déjà trop, virgule, déjà trop. (Dans la boîte la lumière s'allume.) Charles, tu es réveillé ? (Il se lève, court à la boîte, regarde dedans.) N'aie pas peur, c'est moi ! Je suis réveillé moi aussi. (Silence, il est toujours penché au dessus de la boîte). Bien dormi ? (Silence). Non, je disais : "Bien dormi ?" Ah ! (Silence) Ah ! (Il se met en mouvement, va vers l'avant scène.) J'ai rêvé de toi cette nuit. Enfin, de toi. Tu étais une femme. (Silence). Oui, oui, une femme. (Silence). Nous faisions… (Silence). Tu étais experte, c'était très… plaisant. (Silence. Il attend. Il se retourne, va à la boîte). Tu n'étais pas si mal en femme ! (Silence). Moi ? Moi j'étais plutôt bien (silence) en homme. (Silence). Quoi ? (Silence. Il a soudain l'air profondément vexé. Il retourne s'asseoir. Il reprend sa feuille, la relit en silence, puis, exaspéré, chiffonne et la jette sur le sol. Il ouvre le dictionnaire). Je vais te faire un peu de lecture, ça te calmera les nerfs ! Où en étions-nous ? Ah, oui :
Oaristys, crochet, trait d'union tis crochet "n", point, "f", point, parenthèse, "gr" point oaristus en italique fermez la parenthèse, point, "Litt", point, conversation tendre point virgule idylle, point. Oasien, virgule enne, "adj" point et "n" point des oasis point oasis crochet "c" retourné (la lumière de la boîte s'éteint. Il s'arrête dans sa lecture. Il lève la tête). Je t'ennuie ? (La lumière de la boîte se rallume). Comment je ne sais pas lire ? Comment je ne sais pas lire ! (Silence). Quoi ? "n" point se lit "nom" et "f"point "féminin" ? D'où tu sors ça ? (Silence). A l'école ! A l'école ! Monsieur a été à l'école ! Non, mais regardez (Il montre main tendue la boîte, face tournée vers le public) Apprenez que monsieur a été à l'école ! A l'école, il a appris que "n" point et "f" point se disaient nom féminin. A l'école ! (Il s'arrête, réfléchit, retourne à son dictionnaire, relève la tête en s'adressant à la boîte) Et " gr" point, ça veut dire "garçon" ? (Silence). Quoi ? (Il hausse les épaules, se retourne vers le public et reprend sa position, main tendues vers la boîte, face tournée vers le public). Apprenez que monsieur a été à l'école ! A l'école ! Il a appris que "n" point et "f" point se disaient "nom féminin" et "gr" point, se disait "grec" ! Grec! A l'école ! Alors qu'on n'enseigne même plus le latin ! A l'école ! (Il hausse les épaules. Ferme, en le faisant claquer, le dictionnaire). A l'école. (Il marmonne, hausse les épaules, marmonne). A l'école ! (Silence, de temps à autre, l'homme hausse les épaules et soupire. La lumière de la boîte s'éteint. L'homme arrête de hausser les épaules. Il regarde fixement la boîte. Sans bruit, il se lève et se dirige vers la boîte. Il se penche au-dessus. Il regarde. Ses épaules se soulèvent dans un mouvement de plus en plus saccadé, il pleure silencieusement. La lumière de la boîte se rallume. Il se lève en sursaut, tourne la tête vers cour, s'essuie les larmes, renifle). Non, je ne pleure pas ! (Silence). Puisque je te dis que je ne pleure pas ! Je sais ce que je fais. (Silence). Quoi ? (Il se retourne vers la boîte). Non, non, ne t'excuse pas. Tu avais raison. Je n'ai jamais été à l'école. J'ai appris à lire tout seul. Dans le dictionnaire. Non, c'est de ma faute, de ma faute, tu entends ? (Sa voix sanglote). Toi, toi, tu es le plus grand ! Tu as su te débarrasser de tout ça. Moi, c'est ma faute. Je n'ai jamais été à l'école. (Silence, il est penché sur la boîte, il s'accroupit pour mettre son visage juste au-dessus de l'ouverture). Non, non, ne t'inquiète pas. Ce sont mes nerfs à moi. (Silence). Tu veux vraiment ? Vraiment ? (Il s'assoit). Il y a longtemps, longtemps de cela, tellement longtemps que plus personne n'est là pour le jurer, vivaient ici un homme et un autre homme. Ils étaient tout seuls, seuls. Au début de l'histoire, ils étaient déjà entrain de se faire la guerre. Parce qu'ils étaient furieux. Furieux contre eux-mêmes. Comment, ils étaient les seuls représentants de l'espèce humaine et ils ne pensaient qu'à se battre. Quelle stupidité ! Un jour, l'un deux, après une dure bataille qui les avait tellement épuisés qu'ils n'avaient qu'à peine la force de se parler, dit à l'autre : " Pour… Pourquoi ?" Ce fut comme un abracadabra, une formule magique. Ensemble, ils éclatèrent en sanglots. Des grosses larmes, très grosses coulaient sur leurs joues. Plus ils pleuraient, moins ils étaient en colère, et moins il étaient en colère, plus l'autre leur ressemblait. Quand ils eurent asséché toute l'eau de leurs larmes, ils se souriaient. Impossible de dire lequel des deux tendit le premier la main. Impossible de savoir lequel des deux ouvrit le premier les bras. Ils se retrouvèrent à s'embrasser, serrant l'autre aussi fort qu'ils pouvaient. Quand ils eurent serré assez fort pour ne plus avoir de souffle, ils se séparèrent. Après tant d'années de batailles, de croche-pieds, de coups de poing, de gifles, de griffures, de morsures, après tant de temps passé à imaginer comment éliminer l'autre, ils découvraient qu'ils s'aimaient, qu'ils n'avaient pas imaginé la vie sans l'autre. Ils étaient là, face à face et ils s'aimaient. Que fallait-il faire ? L'Amour et le sceller dans un mouvement dynamique ce qu'ils n'arrivaient pas à dire ? Pourquoi pas ? Mais, ils se doutaient que cet acte simple serait stérile et ne savaient que faire de cette stérilité. Alors, poussés par la même idée, ils se levèrent et se séparèrent pour se reposer. Le lendemain, ils étaient à nouveau prêts à se battre. (Silence long). Quelle histoire ! Bon sang, quelle histoire ! (Silence. Il est assis sur le sol, les coudes sur ses genoux repliés, face au public). Une succession de trous. (Silence). Je n'ai jamais osé te le demander. (Silence). Attends ! Une fois, je l'avais écrit ! (Il se jette à quatre pattes, et défroisse un à un plusieurs papiers en boule, les lit, les rechiffonne et les rejette. Il arrête). J'étais pourtant certain. (Il se remet à quatre pattes et réunit toutes les boules de papier ensemble. Il regarde le tas informe et les prend toutes dans ses bras. Une tombe. Il se baisse pour la ramasser. Une autre tombe. Il ramasse la première. Une troisième tombe. Il ramasse la seconde. Il se relève. Va vers la boîte. Se retourne. Voit la troisième boule, se précipite, se penche, toutes les boules tombent. Il les regarde.) Ça me rappelle une histoire. (Il s'arrête, réfléchit) Sur la Condition Humaine. (Silence). Mais, je ne m'en rappelle plus. (Silence, il regarde les boules éparpillées). Désordre. (Silence. Il se balance d'un pied sur l'autre. Regard circulaire, s'arrête à la table. Il va s'asseoir, ouvre le dictionnaire) : Désordre "n" point, euh non "m" point" (Silence, il regarde vers la boîte) un point (nouveau regard vers la boîte) Manque d'ordre, point virgule, fouillis, point. Chambre en désordre point losange "Fig" point (regard vers la boîte). Manque de cohérence virgule d'organisation point désordre des idées point deux points (regard vers la boîte). Manque de discipline point virgule agitation point Elève qui crée le désordre dans une classe point trois points (regard marqué vers la boîte) Agitation politique ou sociale point. On craint de graves désordres dans le pays point. (Silence). Ça c'est bien trouvé. (Silence). Le désordre, ça te connaît pas, einh ? Tu as pourtant été à l'école ! (Silence). Sage et discipliné. Bien sûr. (Silence. Il se lève, ramasse toutes les boules qu'il peut et les jette dans la boîte). Là-dedans, y a ma lettre où je te disais… (Silence. Il regarde le sol vide). Ordre (Guilleret, il retourne à la table, cherche dans le dictionnaire). Je ne pourrai pas lire tout ça ! Il y a (Il compte avec son index). Une, deux, trois… (Silence, il continue de compter, s'arrête, réfléchit, compte sur ses doigts, recommence à compter) Cent quatre ! Il y a cent quatre lignes, dans mon dictionnaire, pour le mot "ordre" ! (Il cherche à nouveau dans le dictionnaire et compte avec ses doigts, calcule, prend une feuille, un stylo, écrit, calcule), sept lignes pour le désordre, soit, en lignes de dictionnaire, le désordre représente six virgule soixante quatorze pour cent de l'ordre, il faut presque quinze désordres pour faire un ordre ! (Il éclate de rire, chiffonne la feuille de calcul, la jette par terre) Que l'ordre commence ! (Silence. Il chiffonne à nouveau une feuille de papier. La jette sur le sol. Un temps. Recommence.) Je t'aime (une boule), un peu (une boule), beaucoup (une boule), à la folie (une boule), oaristys ! (une boule. Il éclate de rire. Peu à peu, son rire se calme). Je ne t'ennuie pas ? (Il regarde la boîte. Pas de réponse. Il se lève et va vers la boîte. Au-dessus d'elle, il crie). Je ne t'ennuie pas ? (Silence). Je croyais que tu me faisais la gueule. (Silence). Tu as raison. De toutes façons, elle est là, quelque part. (Silence). Suffit de trouver le bon trou. (Silence). Oui. (Silence). D'accord. (Silence). Oui, mais ce serait mieux que … (Silence) , oui, mais ce serait mieux que … (Silence). Oui, mais ce serait mieux que…(Silence). Oui, mais ce serait mieux que… (Silence). Oui, (Il crie), mais tu vas me laisser en placer une ! Non, parce que si tu veux que je me taise, tu n'as qu'à le dire tout de suite ! Je peux partir aussi, si tu veux. Tu resteras là, tout seul à crier dans les ténèbres ! (Silence). Quoi, c'est ce que tu veux ? Que je parte ? (Silence). Ah, bon. (Silence, il s'avance en avant-scène). Les ténèbres, ça a l'air sûrement ordonné. (Il scrute en silence). Ça sent la sueur et l'haleine chargée mais juste ce qu'il faut. (Il renifle). Juste ce qu'il faut. (Silence). Il y a aussi des trous qui suintent. (Silence, il reste là, immobile). Un trou plus un trou plus un trou. Combien ? Sept ? Cent quatre ? (Silence, il hausse les épaules). Non, je m'ennuierai sans toi. (Silence, il va vers la boîte. Il s'assoit à côté, par terre, face au public. Il reste immobile. Il va chercher une feuille de papier, la défroisse. Il lit à haute voix.) Charles, mon amour. Je n'ai plus que toi, mais toi tu n'as que moi. Que moi. Je pourrais t'abandonner. Tu n'aurais plus rien. Qui ferait attention à une boîte en carton ? Mais ce n'est pas par pitié que je reste. Pas non plus parce que je ne sais pas où aller. Ni… (Silence. Il se tourne vers la boîte). Charles, je l'ai retrouvée Charles. Tu m'entends ? (Silence). Tu ne peux pas me quitter Charles. Tu ne peux pas partir. Mais, nous ne nous battrons pas. Nous ne nous battrons pas. Il n'y a que nous deux. Qu'allons-nous faire ? L'Amour ? Ce serait vain. (Silence. Il retourne la tête vers la lettre, la continue en silence, la chiffonne, la jette par terre). T'as pas faim ? (Silence). T'as pas faim ? (Silence, il se tourne vers la boîte). T'as pas faim ? (Silence). Ah oui, c'est vrai. (Silence). Ça fait combien de fois ? J'ai un trou. (Silence). Il faudrait trouver, avant que ça s'arrête. Trouver des trous à faire. (Il se lève, prend le départ et se met à courir). Du jogging, ça va plus vite. Ouais, ouais, s'arrêter quand on a plus de souffle. (Il court de plus en plus vite autour de la scène, à chaque tour il accélère, à un moment, il trébuche, une deuxième fois, puis il s'arrête, essoufflé. Il reprend son souffle.) T'as vu, Charles ? (Souffle) J'ai fait un tour de plus. (Souffle). Bientôt, je pourrai ne faire que cela, pour passer le temps. (Souffle, tout en respirant, il va s'asseoir, essuie ses lunettes au pan de sa chemise, s'essuie le front) Chaud (Souffle, il prend le dictionnaire) nom féminin parenthèse mot grec point virgule de l'égyptien fermez la parenthèse point un point petite région fertile grâce à la présence d'eau virgule dans un désert point deux points "Fig" point lieu virgule situation qui procure du calme point virgule refuge point. Une oasis de calme et de silence dans la grande ville. (Silence. Il se laisse aller en arrière). Il était une fois un homme qui rêvait. Il rêvait qu'il était seul. Mais très vite, son rêve manquait de concret alors il se mit à parler. Il entendit le bruit de sa parole. Au commencement était le Verbe. Alors, il laissa aller le flot de mots. Il créa. Il créa. Sept jours de suite. Puis, il se reposa, en silence. Mais, la parole était là qui criait à ses oreilles. Il regrettait. C'était trop tard. Alors, il se tut. Aujourd'hui encore, sa création ne l'entend pas. Mais qu'est-ce qu'elle parle sa création. Qu'est-ce qu'elle parle ! (Il se tait. Il se bouche les oreilles. Silence. Les oreilles toujours bouchées, il se lève et va vers la boîte). Inutile de parler, je ne t'entends plus ! (Silence). Je ne t'entends plus. (Il va en avant-scène, les mains toujours sur les oreilles, il fait mine d'écouter. Il se retourne, va au fond de la scène, revient en avant-scène, baisse les bras). C'est fatigant de ne pas entendre. (Il s'assoit). Charles ! (Il crie) Charles ! (Silence). Qu'est-ce qu'il y a au-delà ? (Silence). Comment peux-tu le dire avec autant de certitude ? (Silence). Donc, tu supputes (Silence). Tu supputes ! ( Il a crié) Je ne suis pas grossier ! (Il se lève, va au dictionnaire, cherche dans le dictionnaire) Je te passe les points et les parenthèses. Evaluer indirectement une quantité par le calcul de certaines données. C'est bien ce que je disais ! Tu supputes ! (Silence). Comment, je profite de ma position ? (Il se retourne, va vers la boîte). Je profite de ma position ? Parce que j'ai un dictionnaire, je suis un profiteur, c'est ça ? (Silence). C'est tout de même pas moi qui énonce des théories sur l'au-delà à partir d'expériences personnelles ! Tu n'avais qu'à pas supputer, mon pauvre vieux. (Silence). Quoi ? Tu as quel âge ? (Silence). Moi, j'en ai bien moins et pas besoin d'être doué en calcul pour pouvoir te dire mon pauvre vieux ! (Silence. Il s'assoit près de la boîte, boudeur. Un temps. Il s'arrête de bouder). J'aime bien quand on se dispute. (Silence). Ça fait passer le temps. (Silence). Non, si je fais trop souvent du jogging, je progresserai trop vite. Après, je n'aurai plus qu'à tourner en rond. (Silence). On pourrait jouer à Sisyphe ! (Silence). Tu sais, ramasser les papiers qui tombent tout le temps. C'est dans l'ordre des choses ! (Silence). Un cliché ! mais où vas-tu chercher des idées pareilles ? (Silence. Il se met à chantonner. Silence). J'aurais du être musicien, avec mon sens inné du rythme. (Silence). J'aurais pu être le plus grand. (Silence). Des trous. (Silence). Tu n'as jamais rêvé de célébrités, de célébrations, d'hommages, de médianoches ? (Silence). De médianoches ! (Il a crié). Bien sûr que tu ne sais pas ce que ça veut dire. (Silence). Non, je ne le sais pas parce que j'ai un dictionnaire ! Non ! (Silence). Seulement, moi je n'ai pas la chance d'être dans les ténèbres, moi. Alors, il faut bien que je m'accroche à quelque chose, que je m'accroche au médianoche ! (Silence). Exactement, au médianoche, aux emphythèmes, aux lendits, aux cotonéaster et j'en passe ! (Silence). Je n'oublie pas que le singe descend de l'arbre. (Silence). Contrairement à toi, j'ai mon humanité ! (Silence). Non, tu ne l'as plus ! (Silence). Si je m'en vais, tu ne seras plus rien qu'une petite boîte sans intérêt. (Silence). Je ne dis pas que tu as tort, quand on voit à quoi ça sert l'humanité ! (Silence. Il tourne la tête vers la boîte. Un temps. Il tourne la tête vers le public. Un temps.) Quand on voit à quoi ça sert l'humanité ! (Silence. Il se lève. Il va ranger la table. Remet la chaise en place. Va faire son lit. Il revient en avant-scène). Sans toi, il ne me resterai plus qu'à m'enfermer avec mes fonctions naturelles. Je mangerai à nouveau peu. Je serai maigre avec des grands cernes sous les yeux. Des trous ! Ça, mon humanité ne pourra plus me faire souffrir. Je mangerai, je boirai, je pisserai, je chierai. Avec un peu de chance, je serai constipé et il faudra que je tire sur mes fesses pour produire un petit filet de merde ! Je… (Silence, il retourne vers la boîte). Oui, il faut bien, je vois difficilement comment ce pourrait être autrement. Des fois, pour améliorer le quotidien je pleurerai ou je rirai, pour passer le temps, en attendant… (Silence). D'ailleurs, ça a déjà commencé. Regarde (Il va vers la boîte, penche la tête au-dessus d'elle, tire sur ses lèvres) J'ai déjà perdu une dent et puis mes cheveux aussi. J'y vois de moins en moins. (Silence, il revient en avant-scène). Des petits détails (Silence). Le temps passe. (Silence, il reste immobile. La lumière dans la boîte s'allume et s'éteint alternativement, puis s'éteint définitivement. Il est toujours face au public). Charles ? Charles ? (Silence). C'est comme ça quand je serai mort. Il n'y aura plus personne. Plus rien à dire. Les mouches viendront. Avec elle, les vers. Ils mangeront toute ma machine. En commençant par l'intérieur. Des trous. Des tas de trous. Et puis, un gros. Est-ce que je sentirai mauvais ? Tu t'es débarrassé de tout ça, Charles. Tu t'es débarrassé. Je ne saurai même pas que tu es mort. Peut-être que la lumière s'éteindra. Peut-être que je serais trop aveugle pour m'en rendre compte. Déjà que je ne t'entends plus ! (Silence. Il se retourne, voit la boîte éteinte.) Charles ! (Il a hurlé et couru et est tombé à genoux près de la boîte). Déjà ! (Il se penche et reste ainsi silencieusement). Charles (Il a parlé du bout des lèvres, voix atone). Quoi ? C'est l'ampoule ? (Silence). L'ampoule a grillé ? (Silence, il se retourne, parcourt sa chambre du regard). Mais c'est qu'il n'y a plus de secours! Plus d'ampoule de secours ! (Il se lève). C'était la dernière, tu entends ? La dernière. Maintenant tu as eu tout ce que tu voulais. Tes ténèbres sont complets. (Silence). Ne crie pas ! (Il se tourne vers la boîte). Je ne suis pas encore sourd. (Silence). Tu n'es pas encore… (Silence. Il va s'asseoir, prend un stylo, en suce le bout, revient à la boîte, retourne s'asseoir, suce à nouveau le stylo). Au fond, c'est mieux comme ça. Si quelqu'un voyait la lumière s'allumer, il ne me croirait pas. (Silence). Maintenant, il penserait seulement que je suis fou. (Silence). Il m'éviterait. (Silence). Nous sommes sûrs aujourd'hui de pouvoir être seuls tout le temps. (Silence). Si je m'en vais, tu n'es plus qu'une boîte. (Silence, il prend appui de ses deux mains sur la table). Il va falloir l'admettre pendant tout le temps qui reste, notre destin est lié. (Il se rassoit, il ôte ses lunettes, les pose sur la table, bouge ses mains devant ses yeux). Si je casse mes lunettes, je n'aurai même plus de lecture à faire. (Il arrête de bouger ses mains, les repose sur la table). Espérons que ça n'arrive pas trop tôt. (Il reprend ses lunettes, les essuie sur sa chemise, les remet). Rester là. (Silence). Avec ma tête et tous ses trous. Y a pas à dire. (Silence). Charles, je vais faire un discours vain. (Il se lève) Comme ça, je ne m'attendrai pas vieillir. (Silence, il va vers le public, se place en avant-scène et se tait. Puis, il commence à parler, mais sa bouche n'émet aucun son. Il s'agite, de temps à autre des mots comme "clameur", "silence", "la surdité des…" lui échappent. Plus il parle, plus il s'agite, s'apoplexie. Quand il finit son discours, il se tient les poings serrés sur les reins, légèrement cambré puis lève les bras et rejoint les mains au-dessus de sa tête en signe de victoire. Dans cette position du corps, il retourne s'asseoir à la table). Tu as entendu, Charles ? Merci, merci, n'en rajoute pas trop ! C'était un beau discours ! (Silence). En as-tu bien compris toutes les nuances, les sous-textes, les hypotextes… (Silence). Mon hyperbole n'était pas magnifique ? (Silence, rire niais). Une hyperbole comme cela, je suis sûr qu'il n'y en pas beaucoup qui peuvent se vanter d'en avoir une ! Ah, ça ! (Silence). Charles. Je t'aime, Charles. (Silence, il se lève, va vers la boîte, regarde dedans). Ah, si je pouvais t'embrasser. (Il tend les mains vers l'intérieur de la boîte). Mais, je n'ai pas la place. (Il ferme les bords de la boîte et prend la boîte dans ses bras). C'est tout ce que je peux faire, c'est fou, non ! (Silence, il berce la boîte et la pose doucement). Attends, avant d'aller me coucher, il faut que je te lise quelque chose. (Silence. Il marche vers la table). Ecoute, non, non, ne t'inquiète pas, pas le dictionnaire ! (Il rit, compte ses pas et s'arrête devant le public. Il lit). Charles et moi, nous sommes seuls dans notre monde, notre cirque, notre scène. Ce qui nous arrive ne vaut rien, n'est pas intéressant. Charles et moi, nous en sommes très conscients. (Il s'arrête et se tourne vers Charles, il reprend sa lecture). Personne ne peut rêver d'un destin aussi vide. Il aurait pu être tragique, comme celui de Sisyphe ou celui de Chang. Mais, Sisyphe et Chang sont des modèles et ni Charles, ni moi ne sommes des modèles. Et puis, Sisyphe et Chang n'existent pas. Charles et moi nous existons, nous en sommes la preuve. Donc, nous ne sommes pas des modèles mais nous existons. Ça ne peut pas être plus simple. Nous parlons, nous nous engueulons, nous nous faisons la gueule, nous nous faisons des histoires, nous nous racontons des histoires, nous nous faisons des niches, nous faisons des tendresses, des risettes, des câlins. Nous nous aimons. Nous existons. Et ce n'est pas intéressant. Nous existons et ce n'est pas intéressant. Nous existons et ce n'est pas…(Il relève la tête et regarde le public). C'est assez original, chaque fois que j'arrive à ce passage, je ne peux pas aller plus loin, et me voilà pris d'un grand sommeil. (Il s'étire). Ah ! Dormir. (Il va poser le livre sur la table). Charles, je vais aller me coucher. (Il va au-dessus de la boîte). Tu entends ? (Silence). Oui, c'est vrai, je suis de plus en plus fainéant. (Silence, il hausse les épaules). Ne t'inquiète pas, demain je ferai un tour de jogging supplémentaire ! (Il pose un baiser sur ses doigts, au-dessus de la boîte, il secoue les doigts). A bientôt, Charles ! (Il se tourne vers la table, pose ses lunettes, se met à tâtonner à la recherche de son lit, trébuche, tombe, part à quatre pattes vers son lit, se cogne contre lui, escalade le lit en tâtonnant, se glisse sous la couverture, se met à ronfler. Dans la boîte, la lumière s'allume. Le Noir se fait dans la salle. Reste la lumière de la boîte. La boîte s'éteint).



FIN

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