lundi 17 août 2009

Toulon, 2000

FERMETURES
M. REBORA
JEAN - LOUIS

C'était le brouhaha. Un mélange de bruits, de rumeurs, de silences cacophoniques et de mots assurés, ponctués de certitudes bon marché. Jusqu'ici, la Nature offrait les sujets de conversation. Vint l'esprit humain et le commerce. Il fallait gagner de l'argent avec une idée géniale où le génie signifiait risquer le moins pour s'en mettre plein les poches. Il ne fallut pas longtemps pour qu'un crut trouver cela. Il y a chez l'homme, culture du chef, une capacité à l'égocentrisme très importante. Aujourd'hui, il suffit d'être connu pour satisfaire ce besoin. Mais être reconnu de ses semblables a longtemps été une discipline difficile. On pouvait traverser l'Atlantique à la rame, mais il ne fallait pas avoir le mal de mer. On pouvait partir en vacances dans une station spatiale, mais il ne fallait souffrir ni de claustrophobie ni de vertige. Enfin, on allait pouvoir être connu en vivant simplement. Il suffisait de s'enfermer à plusieurs dans quelques mètres carrés et éviter tout contact avec l'extérieur. Ajouter des caméras dans tous les endroits possibles en évitant tout angle mort et diffuser le tout à un public heureux de trouver des gens exceptionnels parce que ressemblants.
Ce fut, dès le lancement un feu de paille dans une grange pleine. Tout le monde y alla de son couplet. C'était à qui défendrait le mieux la morale, à qui démontrerait que l'expérience était importante. Il fallait, en fait, peu d'argument pour démontrer que ce n'était rien. Le Grand Rien couvert d'une hermine de célébrité. Enfin, le vide allait pouvoir rapporter. Tous les systèmes d'information s'en occupèrent créant ainsi une mécanique révolutionnaire. Plus on en parlait, plus on avait à en dire et plus on s'en informait, plus on avait à apprendre. Il y eut même un vague concours de Province où un des participants osa une nouvelle de dix pages sur le sujet. Tant qu'à faire, on pourrait bientôt oublier les questions importantes et passionnantes comme celles d'éviter la pauvreté, la souffrance et rétablir l'égalité des chances dans le monde.
Quelques tristes pantins, pleins de leur jeunesse et leur fragilité, réduisaient à néant l'effort de vingt siècles d'artistes et de penseurs de changer le monde puisque le monde tel qu'il était passionnait plus les foules.
Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, un enfant mourait, atteint d'une vieille maladie qui ne passionnait plus personne puisque une thérapie en ralentissait de quelques temps la marche certaine vers la mort. Il mourait et sentait dans ses entrailles la terrible morsure qui lui ôtait toute défense, tout espoir de survie. Souvent, dans la nuit, il hurlait, en fièvre et en douleurs. On s'était habitué. On attendait la fin des hurlements en remplissant ses yeux des frasques monotones des garçons et filles qui chiaient, riaient, dormaient, baisaient, vivaient quoi. Les hurlements étaient renvoyés à leur silence. Ce qui attiraient les sens n'était plus que la monotonie de tous que quelques uns montraient.
Cela était injuste? Qu'aurions-nous pu faire ? La mort n'est pas intéressante si on ne peut la mettre en scène. La mort d'un enfant est obscène si on la montre. Il faut laisser ceux qui meurent dans leur coin, éloignés de la pensée, afin que leur souffrance ne contamine pas notre vie. Il n'y a pas de possibilités de s'attacher à cet enfant inconnu qui va mourir. Son destin est écrit et nul ne peut en corriger l'orthographe. On pourrait souffrir avec lui ? Cela a déjà été fait pour d'autres et cela n'a rien changé. Ils sont morts quand même et il a fallu se traîner le bagage pesant de la tristesse.
Là, dans leurs quatre murs, les autres sont vivants. On ne risque rien à s'attacher. Tout au plus on peut les oublier. On peut intervenir sur l'instant de leur vie. C'est une nouvelle définition de la solidarité. On se met avec eux, on ne tient pas à eux, on participe d'eux et ils sont offerts. Leurs joies nourrissent, leurs peines engraissent.
L'autre, là, qui se meurt nous brouille avec nos rêves. Cette part d'humanité n'est désirée par personne. Il est seul. Tellement seul. Il aurait besoin de tous mais personne n'a besoin de lui. Sa propre mère, pour échapper au poids de plomb de sa souffrance, allume l'écran fascinant de ces vies vraies dans l'artifice de la présentation.
Son enfant aurait pu être l'un d'eux. Soudain, il aurait eu une attaque, au milieu de l'expérience et aurait nourri tout le monde. Mais on serait venu le prendre, le cacher. Il aurait finalement disparu. Elle essaie de lui donner une chance. Mais il disparaîtra quand même. Elle le sait. Il est assis devant celle-là, il essaie de lui parler d'amour. Mais qu'est-ce que l'amour quand il est filmé? L'autre finalement accepte. Il trouve un endroit propice à offrir à leurs corps la pâture de l'amour. Bien - sûr, il ne l'aurait pas vraiment aimé. Bien - sûr, ce n'aurait été que faire l'amour. Les sentiments ne remplissent que ceux qui les ont. Mais, au moins, il aurait connu cela, comme elle qui ne lui a offert en héritage que sa propre condamnation par le sang. Elle ne rêve plus de grand destin qu'il n'aura pas, elle ne rêve pas d'une simple vie avec elle, elle rêve d'un grand petit destin qui lui aurait valu d'exister aux yeux de tous.
Près d'elle, l'enfant bouge. Il remue dans des rêves scénarisés par la maladie. Son corps se tord et bouge et il se sent dispersé, perdu, arraché. Il ne voit plus son propre corps. Il est devenu souffrance, palpable, visible, reconnaissable.
Sa mère pose, enfin, les yeux sur lui. Comme il est devenu loin. Il ne reste plus que la chair et les quelques vêtements. Depuis combien de temps est-il ici ? Il est arrivé en même temps que les autres sont entrés. Il est condamné à partir, le cœur éteint, la vie soufflée. Tiendra-t-il autant qu'eux ? Elle voudrait encore, trouver au fond de son cœur une étincelle d'amour. Il n'y a plus qu'une plaie, une souffrance de loup. Quand elle cherche l'amour elle ne trouve que cet étrange familiarité avec ces personnages sur l'écran dont tous semblent parler, discuter, critiquer, faire vivre. Elle sait qu'elle a sa part. Sur lui, elle n'a plus de prise. Sa souffrance est une noyade. Elle ne peut rien. Les autres lui offrent une chance. C'est un mensonge qu'elle se donne le droit d'avoir pour panser sa blessure. Comme on met un sparadrap à une poupée quand on est enfant pour ne plus souffrir de son écorchure du genou.
Quand ils ne sont plus sur l'écran, ils existent encore. Ils sont partout, dans chaque émission, dans chaque conversation. Elle sait que c'est un véritable séisme.
Et son enfant est en train de mourir. Personne n'en parle. Même les médecins semblent vouloir détourner leurs mots de cette mort. C'est le silence le plus puissant qui n'est jamais pesé à ses oreilles. Son enfant meurt et son cœur est à vomir. Elle se hait de se raccrocher à ces petites parcelles d'humanité qu'elle ne connaît que depuis qu'ils se sont présentés aux portes de …Le jour où…
La respiration devient sifflante. Elle sonne comme on le lui a recommandé. Elle entend des pas, la porte s'ouvre. Dans le couloir résonne des applaudissements et la voix compréhensive de l'animateur. L'infirmière se penche au-dessus du berceau. Elle pose la tête du stéthoscope sur la poitrine. Son visage est attentif, serein et triste. Elle relève les yeux. Ils sont d'une grande douceur, ils ont vu tant de vies, tant de morts. Ils ont toujours été là dans le destin. Ses lèvres s'entrouvrent. Elles articulent. La mère lui demande de répéter.
"Ca y est." Souffle à nouveau la messagère. " Ca y est?" répète hébétée la mère. L'infirmière rougit. " Oui, vous comprenez, il va bientôt mourir…" Applaudissements dans le couloir, jingle de publicité, une vierge de fer s'est refermée sur la mère. Tous les sens se mélangent. Elle ouvre la bouche. On ne peut pas parler quand on inspire. Elle s'étouffe de ces larmes qu'elle ne peut dire. Elle se croyait définitivement à l'abri. Elle croyait l'avoir déjà tué. Mais, non. La condamnation vient de tomber : " Ca y est. "
L'infirmière se redresse. Lentement, dans le foisonnement de musiques électroniques et de bruits, dans le sirupeux du commerce amplifiés dans son couloir de polyclinique, elle bouge et va vers elle. Elle ouvre les bras et serre la mère contre elle. Odeur d'éther et un parfum éloigné avec un peu de pomme. Chaleur du corps, les hanches pleines contre ses bras et le nylon de la blouse qui crisse discrètement. Les larmes protégées par cette forteresse vivante s'échappe enfin. Des larmes épaisses lourdes, une pluie d'orage qui nettoie le mensonge qui soulage et ne semble plus pouvoir s'arrêter. L'infirmière ne bouge plus et la chaleur de sa présence irradie. La mère devient enfant dans les bras de sa mère.
Il y a si longtemps. Elle avait oublié. Elle avait rempli ses souvenirs d'images artificielles. Ici, dans cette soudaine explosion elle retrouve enfin le sens, enfin. Les larmes se sont arrêtées, aussi soudainement.
L'enfant ne sifflait plus. Le couloir continuait sa vie d'apparence, un brouhaha, des mots évidés qui résonnaient. L'enfant ne sifflait plus. L'infirmière sortit. Elle se leva. Elle éteignit doucement le mouvement plastique des images sur l'écran de plexiglas. L'enfant ne sifflait plus. Elle le prit dans ses bras et, pour la première fois depuis longtemps, elle s'assit en le berçant . " Une souris verte qui courait dans l'herbe..."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire