lundi 17 août 2009

Toulon, 2000

UNE PIECE DE COULEURS

C'est la suite à Visite à l'île de Peter Pan, elle n'a pas encore vu le jour. Mais la pièce précédente, même si elle m'avait permis d'écrire ce que je ressentais, là - bas, m'avait laissé sur une impression d'incomplétude. Il y a tant à écrire sur la présence d'une civilisation qui se croit la seule référence sans comprendre qu'elle n'existe que parce qu'elle s'installe dans le cœur de certains comme un ver solitaire dont nul ne peut se débarrasser.
Un jour que je travaillais avec des enfants Ni - Vats et que je leur demandais de mettre en scène leur quotidien, une grande tristesse m'envahit. Je vis combien la culture dont j'étais l'héritier malheureux avait trahi leur vie. Je leur en demandais pardon. C'eût fait un excellent souvenir de cinéma Hollywoodien. Les intellectuels de mon île stérile auraient considéré cela comme une marque obscène de sentimentalisme. Mais les enfants ne pouvaient comprendre combien la simplicité riche de leur vie avaient de sens sur une scène. Malheur à nous qui avons longtemps cru être une référence…



Scène 1 Entre l'annonceur. Il est en tenue de tous les jours, ici, claquettes, short, tee-shirt coloré. Eventuellement, il est muni d'un accessoire bruyant : tambour, crécelle, trompette (cf. l'annonceur dans Le soulier de satin de Claudel )

L'annonceur : - Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, les évènements qui seront racontés ici ne sont le fruit que d'une imagination fuyante. Si des personnages, des histoires ou des moments vous rappellent des réalités que vous avez connues, c'est que l'écrivain a échoué dans sa tentative de dissimulation.
Il est des théâtres fort intelligents qui ne vous représentent que des salades indigestes. Il en est d'autres, moins fréquents, qui prennent la salade mâchée de la vie et vous la servent avec une nouvelle sauce. Si la salade est la même, le goût en est différent. Quant à la digestion, c'est à vous de la faire.
Pour conclure, comme disait un de mes prédécesseurs, c'est ce qui paraîtra le plus inutile qui sera le plus important, le plus drôle qui sera le plus sérieux (les acteurs et le metteur en scène entrent installent l'espace selon les décisions de la mise en scène, certains clouent -bruits de marteaux-, d'autres sifflotent…Il y a une multitude de bruits de fond au discours) le plus triste, le plus amusant et le plus réfléchi, le plus improvisé. (Il va pour sortir, revient)
Et surtout, n'allez gonfler la citrouille de personne en y apportant vos propres pépins d'analyse. (Il sort)


Scène 2 Le metteur en scène claquant dans ses mains.

Le metteur en scène : - Allez, allez, il reste peu de temps (les bruits, les mouvements s'arrêtent) et nous n'avons toujours pas répété le salut. Approchez ! (Tous les acteurs s'approchent. Tournant le dos au public, le metteur en scène s'accroupit face aux acteurs). Pour comprendre l'essence d'un salut, il faut comprendre l'essence de la pièce, l'essence du théâtre. (Les acteurs écoutent, l'un d'eux soupire). J'essaierai d'être bref. Nous avons vécu une histoire. Ce soir, cette histoire, atteint la première marche de l'escalier qui mène à la sortie. Peu importe ce qui est réussi, ce qui aura raté. Ce soir, nous donnons le résultat de ce que nous avons reçu. Plus cela sera précis, plus chacun pourra offrir par son corps, son regard, la richesse de cette histoire. Le public ne verra peut-être que celle de la pièce. Pourtant, il vous faudra donner aussi celle qui a mené à la pièce. (Il désigne un ou une acteur(trice)). La fois où tu as cru que tu n'y arriverais pas. (A un (e) autre). Quand tu as reçu tout cet émerveillement. (A un couple). Votre histoire de fesses dont, j'espère, nul n'a parlé. (A un (e) acteur (trice)). Tout ce désintérêt que tu as de cette pièce et que tu as travaillé jusqu'au bout seulement par respect pour les autres. (Il se relève). Tout, tout doit y être. Au théâtre, le vrai acteur n'est d'abord qu'un être humain. (Il va se ranger à côté des acteurs qui, au fur et à mesure du discours, se sont mis en ligne. Il prend la main proche de la sienne. Une à une les mains se serrent. Ensemble, ils se baissent. Bruits d'applaudissements. La lumière décroît. Elle croît à nouveau, les applaudissements, dont le volume avait baissé avec la lumière s'amplifient).


NOIR

Scène 3 : Acteur 1, acteur 2

Acteur 1 : - Comme cela, pendant un instant, nous avons oublié.
Acteur 2 : - Que comptes-tu faire avec le gouverneur ?
Acteur 1 : - Je vais lui écrire tout ce que nous avons découvert. S'il n'agit pas, je le lui écrirai, je ferai en sorte qu'une solution soit trouvée malgré lui.
Acteur 2 : - Et si tu faisais une bêtise ?
Acteur 1 : - Ce que j'écrirai, encore, dans ce cas-là je dirai avoir agi ainsi puisque le gouverneur n'a pas voulu être responsable.
Acteur 2 : Ca ne va pas plaire.
Acteur 1 : - Ce n'est pas moi qui ai choisi d'être gouverneur.


Scène 4 : Acteur 1, 2, 3, actrice 4. L'acteur 3 et l'actrice 4 entrent, main dans la main.

Acteur 3 : - Nous nous demandions quel genre de pièce nous pourrions jouer la prochaine fois.
Acteur 1 : - La prochaine fois ? Je ne serai plus ici. Vous jouerez sans moi.
Actrice 4 : (allant vers l'acteur 1) Tu vas partir ? Personne ne me l'avait dit.
Acteur 1 : J'ai d'autres choses à faire ailleurs. Je voudrais voir d'autres gens, connaître d'autres cultures.
Actrice 4 : - (regardant acteur 3) Nous te regretterons.
Acteur 2 : - Et moi ?
Acteur 1 : - Tu me regretteras ?
Acteur 2 : - Non, si je partais, vous me regretterez aussi ? (Silence)
Acteur 3 : - J'avais l'idée d'une pièce…
Acteur 1 : - Ah…
Acteur 4 : - Mon chéri, tu as toujours des idées.
Acteur 3 : - Oh, c'était juste une petite idée.
Acteur 2 : - (agacé) Bon, puisque tu n 'attends que ça, je vais te le demander : "qu'est-ce que c'est cette pièce ?"
Acteur 3 : - L'idée m'en est venue après les derniers évènements.
Acteur 1 : - Il faut faire attention, ce pourrait être mal compris.
Acteur 3 : - Oui, je sais. Ca se passerait dans un autre monde où la culture africaine serait celle qui sert de référence au monde entier. La France n'aurait été découverte qu'il y a quelques siècles. Elle aurait été colonisée par les noirs. Il y a peu, elle serait devenue indépendante, mais les noirs, piliers de l'évolution, selon eux, seraient restés nombreux…
Acteur 2 : - En fait, tu changes juste la couleur de la vérité.
Acteur 3 : - Voilà. Et puis, un jour, une troupe d'acteurs blancs décident de raconter cette histoire, mais en inversant les rôles…
Acteur 1 : - Donc, si je résume : vous acteurs blancs, vous joueriez le rôle des noirs dans un monde dirigé par des noirs comme les blancs aujourd'hui...
Acteur 3 : - (Silence) Ce serait cela.
Acteur 4 : - Chéri, tu peux m'expliquer ?

NOIR



Scène 5 : Acteur 1, 2, actrice 4. L'acteur 3 parle en voix off de scène.

Acteur 3 : - Prenons, en exemple, l'éducation. (Il ouvre un dictionnaire, le referme, le pose au sol. Pendant ce temps, actrice 4 devient l'institutrice, acteur 2 et acteur 1 les élèves. L'un est noir, l'autre est blanc. Toute la scène aura lieu tandis qu'acteur 3 fait les cent pas).
Actrice 4 (Institutrice) - Le Vanuatu a été structuré en un seul pays, il y a de cela plus de 2000 ans. On pense que c'est l'ancêtre de Walter Lini qui, à l'aube de l'humanité, a réuni chacune des îles. Leur indépendance était assurée tout en mettant en place des échanges économiques.
Acteur "noir" - Bon, ben, arrête !
Institutrice : - Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Acteur " noir" - Il n'arrête pas de m'embêter !
Institutrice : - Venez-là, tous les deux. (Les deux élèves s'approchent). Toi, (elle désigne l'acteur "noir), raconte ce qui s'est passé.
Acteur "noir" - Il arrête pas de me taper.
Institutrice : - (A acteur "blanc"). C'est vrai ?
Acteur "blanc" - Oui
Institutrice : - Et pour quelle raison tu le tapes ?
Acteur "blanc" - Il arrête pas de me traiter.
Institutrice : - De te… traiter ?
Acteur "blanc" - Oui, je lui ai demandé l'heure et il m'a répondu :" Si t'as pas de montre, t'as qu'à retourner dans ton pays !"
Institutrice : - (A acteur "noir") Tu lui as vraiment dit ça ?
Acteur "noir" - Oui !
Institutrice : - Tu te rends compte de ce que cela signifie ?
Acteur "noir" - Que je suis raciste. Je le sais. Mais, j'assume. Je suis raciste et je n'ai pas honte de le dire.
Institutrice : - D'accord, alors pour que tu apprennes vraiment à assumer, à partir d'aujourd'hui, tu seras toujours assis à côté de lui, c'est toi qui porteras les livres pour tous les deux et cela jusqu'à ce que je change d'avis. Quant à toi (elle s'adresse à l'acteur "blanc") tu ferais mieux d'acheter une montre.

Scène 6 Balance de lumière, l'actrice 4 et les acteurs 1 et 2 sont dans la pénombre ; avance dans la lumière, l'acteur 3

Acteur 3 : - Par contre, je n'arrive pas à me résoudre. Quelle est la couleur de l'institutrice ?
Acteur 2 : - (S'avançant dans la lumière) Logiquement, par rapport à ton histoire, ce devrait être une blanche qui joue une noire.
Actrice 4 : - (entrant à son tour dans la lumière) Alors ? Noire, blanche, jaune, à pois ?
Acteur 3 : - (à actrice 4) Tu commences à comprendre.
Actrice 4 : Ouais, mais je n'aime pas trop ces soi-disantes pièces à message. Ils ne vont jamais jusqu'au bout les messages.
Acteur 2 : - Tu as déjà vu un message ?
Actrice 4 : - Ce qu'il faudrait, c'est une histoire d'amour mais que non seulement les deux amants ne soient pas de la même couleur, mais qu'ils soient de même sexe.

Scène 7 Acteur 2 et acteur 3 sont au centre de la scène. Ils se regardent. Au loin, on entend un tam-tam léger accompagné d'un clavecin. L'un est l'aimé, l'autre est aimée(e).

L'un : - Je sens, en mon cœur, palpiter les ailes d'un merle.
L'autre : - Ils vont par deux, seule la mort les sépare. (Un pas, l'un vers l'autre).
L'un : - Pourquoi ne puis-je avouer ce que mon cœur crie ?
L'autre : - O cœur fais silence, que ma bouche me trahisse. (Un pas, l'autre vers l'un).
L'un : - Illuminé statuaire, offrande mythique, ma corne rompt.
L'autre : - Immobile lumière, dieu soumis, ma faille dure. (Les deux en même temps, un pas dans la direction du partenaire. Ils sont tous les deux corps à corps. Sans qu'ils se touchent toute la sensualité s'échappe).
L'un : - Laisse moi mourir, je t'aime.
L'autre : - Laisse moi t'aimer, je meurs. (Ils font un pas, ils sont dos à dos)
L'un : - Le sexe tendu… Ah, mourir dans cet instant. (Ils font un autre pas, ils se tournent vers le public. L'un va réciter "tu me disais", l'autre, peu à peu, pleure).
L'un : - Tu me disais : Ma femme est belle comme l'aube
Qui monte sur la mer du côté de Tassiriki.
Tu me disais : Ma femme est douce comme l'eau
Qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante.
Tu me disais : Ma femme est fraîche comme l'herbe
Qu'on mâche sous l'étoile au premier rendez-vous.
Tu me disais : Ma femme est simple comme celle
Qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur.
Tu me disais : Ma femme est bonne comme l'aile
Que Mory Kante glorifia dans sa nuit de printemps.

Tu me disais : Ma femme est plus étrange
Que la vierge qui fuit derrière sa blancheur
Et ne livre à l'époux qu'un fantôme à un arbre.

Tu me disais : Je voudrais lui écrire
Qu'il n'est pas une aurore où je n'ai salué
Son image tremblant dans le creux de mes mains.

Tu me disais : Je voudrais la chanter
Avec des mots volés dans le cœur des poètes
Qui sont morts en taisant la merveille entendue.

Tu me disais enfin : Je voudrais revenir
Près d'elle à l'improviste une nuit où le songe
Peut-être insinuerait que je ne serai plus.

Tu es mort camarade
Atrocement dans les supplices
Ta bouche souriant au fabuleux amour.

(Silence, l'un regarde l'autre qui a la tête baissée sur la poitrine. L'un prend la même posture. Ensemble, ils font le signe de la croix).
L'un : André Verdet, Buchenwald, 1945.

Scène 8 Pleine lumière sur le plateau. Acteur 1, acteur 2, acteur 3, actrice 4 se regardent. Il est possible qu'il y ait beaucoup plus d'acteurs. C'est pourquoi je ne numéroterai pas les parlants. Chacun choisira sa ou ses répliques.

Acteur - Quel texte !
Acteur - L'homme est spectateur, amant, victime.
Acteur - Oui mais on s'était promis de faire un théâtre plus drôle, plus proche de la comédie.
Acteur - Et tu ne trouves rien de drôle dans ce que nous avons fait ?
Acteur - Oui, il y a bien deux ou trois gags, mais ce n'est pas une comédie.
Acteur - Moi je sais pourquoi ce n'est pas une comédie !
Acteurs - (ensemble) Pourquoi ?
Acteur - Parce qu'une comédie c'est un travail d'horloger, il faut de la précision dans les rouages, c'est une mécanique d'ensemble.
Acteur - Et nous, c'est plutôt une seïko à quartz.
Acteur - Et puis, pour une comédie, il faut de l'esprit.
Acteur - Et nous, les blancs, nous n'en avons pas assez, c'est ce que les noirs, nos maîtres disent.
Acteur - Tu veux dire : " les noirs, nous n'en avons pas assez, c'est ce que les blancs, nos maîtres, disent."
Acteur - Je te rappelle que nous sommes blancs.
Acteur - Mais non, nous sommes noirs.
Acteur - Blancs !
Acteur - Noirs !
Acteur - (hurlant) Blancs !
Acteur - (hurlant) Noirs!
Silence, la lumière s'éteint.
Acteur - Tu veux bien rallumer. On ne parlait pas de ce noir là !
Acteur - Quoique, dans le noir, nous sommes tous de la même couleur.
(La lumière se refait sur le plateau)
Acteur - Où en étions-nous ?
Acteur - On venait de dire "Blancs" et puis de répondre "N…" (un ou des acteurs se jettent sur lui, lui collent la main sur la bouche, regardent le régisseur lumière).
Acteur - Voilà, il va dire une couleur, mais, toi, le régisseur lumière tu n'es pas concerné. (le ou les acteurs relâchent l'acteur tenu).
L'ex-acteur tenu - Noir.
(Silence, tous regardent le régisseur)
Acteur - (Eclatant de rire) Ca s'appelle un blanc !

NOIR

Scène 9 Elle se passe toutes lumières éteintes. Les acteurs sont munis de lampes torches. Il se passe un long moment de silence. L'un des acteurs, allume sa lampe torche, éclaire le public, puis tourne le faisceau vers le régisseur. Ce dernier est parti. Le faisceau revient sur les spectateurs.

Acteur - Quel spectacle.
Acteur - Il y en a pour tous les goûts.
Acteur - Et nous, nous sommes là, suant et crachant pour eux.
Acteur - Posé sur le cul. Le confort d'avoir payé pour que d'autres triment à leur rapporter la vie.
Acteur - Tiens, j'en devine même qui feront leur blasé.
Acteur - (Voix haut perché) Ils sont d'un risible.
Acteur - (Même jeu de voix) Ce sont de grands enfants.
Acteur - (Même jeu de voix) O ma chère, la première fois que je les ai vus, je n'ai pas cru cela possible.
Acteur - Et puis viennent les jugements.
Acteur - Qu'ils sont cons, mais qu'ils sont cons !
Acteur - Le pire, c'est qu'ils ne nous font pas confiance.
Acteur - Ils n'ont pas de manière, vous voyez, pas de manière.
Acteur - Le temps passe à force de s'habituer, on oublie.
Acteur - Il paraît qu'ils ont des histoires de cul pas très claires.
Acteur - Les jeunes filles sont violées par leur pair.
Acteur - Personne n'y peut rien, on n'a pas de preuves, le gouverneur, lui-même, ne peut rien faire.

Scène 10 Silence. La lumière s'allume. Il y a deux couples sur le sol, soit de couleurs mixtes avec alternance homme femme, soit non. Tout le long de la scène, les deux couples par terre, se serrant, se desserrant, sans jamais s'embrasser.

Acteur - Ma femme est belle comme l'aube qui monte sur la mer du côté de Tassiriki.
Acteur - Ma femme est douce comme l'eau qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante.
Acteur - Ma femme est fraîche comme l'herbe qu'on mâche sous l'étoile au premier rendez-vous.
Acteur - Ma femme est simple comme celle qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur.
Acteur - Ma femme est bonne comme l'aile que Mory Kante glorifia dans sa nuit de printemps.
Acteur - Ma femme est plus étrange que la vierge qui fuit derrière sa blancheur et ne livre à l'époux qu'un fantôme à un arbre.
(Les quatre acteurs, formant deux couples au sol, peu à peu se rapprochent, se mélangent et deviennent un conglomérat de corps en mouvement).
Acteur - Je voudrais lui écrire qu'il n'est pas une aurore où je n'ai salué son image tremblant dans le creux de mes mains.
Acteur - Je voudrais la chanter avec des mots volés dans le cœur des poètes qui sont morts (les quatre acteurs, formant deux couples, mélangés au sol, ne bougent plus) en taisant la nouvelle entendue.
Acteur - Je voudrais revenir près d'elle à l'improviste, une nuit où le songe peut-être insinuerait que je ne serais plus.
(La lumière se centre sur le tas formé par les quatre acteurs, au fur et à mesure du texte suivant)
Acteur - Il apparaît clairement, aujourd'hui, après que nous ayons observé l'histoire qu'il n'existe qu'une seule espèce d'homme capable de mener à bien la destinée de l'humanité. Cette espèce est la nôtre dont l'Histoire, elle-même, a donné la preuve de sa supériorité.

NOIR COMPLET

Scène 11 Dans le noir, on entend le bruit du tam-tam, puis venu d'encore plus loin, la musique d'un groupe musical pour hôtel à touristes sans imagination. Acteur 2 balaie le sol avec ses mains, parfois il ôte son tee-shirt pour essuyer une tâche plus difficile. Acteur 1 est debout, bras croisés, le regarde travailler. Acteur 1 a une voix plaintive, acteur 2 autoritaire.

Acteur 1 - Ce n'est pas ma faute il pleuvait.
Acteur 2 - Travaille et tais-toi.
Acteur 1 - Pouvez-vous me faire une avance?
Acteur 2 - (Otant son tee-shirt) Encore, c'est la deuxième fois ce mois-ci.
Acteur 1 - Mais, c'est pour le baptême de mon fils.
Acteur 2 - Vous vous baptisez combien de fois ici ? (Il remet son tee-shirt)
Acteur 1 - Plis, masta.
Acteur 2 - J'en parlerai avec ma femme.
Acteur 1 - Merci, masta.
Acteur 2 - Arrête de m'appeler masta.
Acteur 1 - Oui
Acteur 2 - (Il s'arrête brusquement de nettoyer, regarde acteur 1, puis se remet à nettoyer). Bien, (silence) je cherche une cuisinière.
Acteur 1 - Il y a ma fille.
Acteur 2 - Celle qui est baptisée ?
Acteur 1 - Non, elle est mariée.
Acteur 2 - Elle a quel âge ?
Acteur 1 - Elle est jeune.
Acteur 2 - Jolie ?
Acteur 1 - Plaira à toi.
Acteur 2 - Bien, amène-la moi demain, mais n'en parle pas à ma femme.
Acteur 1 - Oui.
Acteur 2 - Oui, qui ?
Acteur 1 - Oui, masta.
Acteur 2 - Bien, va-t-en.
Acteur 1 - Oui (il fait demi-tour, va pour sortir, revient), Masta, si ta femme me demande pour l'argent, comment moi pas dire pour ma fille ?
Acteur 2 - (s'arrête de nettoyer, regarde acteur 1, met la main dans sa poche, sort une liasse de billets et la donne à Acteur 1). Tiens.
Acteur 1 prend les billets et s'en va.


Scène 12 Acteur 2

Acteur 2 - Nous sommes venus pour travailler. Travailler (Il s'arrête, à genoux, regarde le sol). Foutues tâches. Putain de merde. (Il ôte son tee-shirt et se met à frotter avec). Nous ne savions pas qu'il y en avait d'autres. (Silence). Faire les bagages, convaincre ses femmes que là-bas il y a du travail, du travail, de l'argent. (Silence). Les enfants qui courent sur le bateau. Nous sommes un peu dépassés. Mais là-bas, là-bas, il y a du travail, du travail, de l'argent. (Silence). Le jour où nous sommes arrivés. Nous n'étions pas seuls. Le cloc-cloc dans la poitrine. Etre à la hauteur, bon dieu, être à la hauteur, que personne ne voit notre couleur. Seulement notre travail, notre travail, et l'argent, l'argent.

Scène 13 Acteur 2 - Acteur 3

Acteur 3 - (entrant en courant) Papa, papa, les professeurs m'en veulent, ils m'ont mis dehors, ils sont racistes, papa !
(Acteur 3 tombe à genoux, acteur 2, le serre dans ses bras)
Acteur 2 - Que t'ont-ils fait, mon fils ?
Acteur 3 - Je n'étais pas d'accord, je l'ai dit. Mais, ils m'ont dit qu'on ne peut pas être pas d'accord comme ça. Alors, j'ai dit non.
Acteur 2 - Tu es mon fils, c'est toi qui a raison.
Acteur 3 - Va leur dire, papa, va leur dire, je souffre, papa, je souffre.
Acteur 2 - Ne souffre plus mon fils, je suis ton père.
Acteur 3 - O papa, si tu avais vu.
(changement de lumière, acteur 2 devient le professeur, acteur 3 reste l'enfant)
Acteur 2 - Monsieur le professeur, je ne suis pas d'accord. Je ne sais pas le dire autrement, je ne suis pas d'accord, ce sont les seuls mots qui me viennent, je ne suis pas d'accord.
Acteur 3 - Vous pouvez ne pas être d'accord. Mais, que dois-je faire? Considérer que vous, vous êtes plus important que tous les autres ? Je veux bien faire attention, mais ne me reprocherez-vous alors de vous traiter différemment des autres ?
Acteur 2 - Je ne suis pas d'accord, je ne suis pas d'accord. Alors je souffre et je me défends. Je ne suis pas d'accord et je veux vous détruire, pas pour vous faire du mal, seulement pour ne pas souffrir.
Acteur 3 - Vous n'êtes pas d'accord, vous n'êtes pas d'accord, alors je souffre et je me défends. Vous n'êtes pas d'accord, et je dois vous arrêter, pas pour vous faire du mal, seulement pour ne pas souffrir.

NOIR

Scène 14 (Le texte est dit dans le noir)

Acteur - Il apparaît clairement, aujourd'hui, après que nous ayons observé l'histoire qu'il n'existe qu'une seule espèce d'homme capable de mener à bien la destinée de l'humanité. Cette espèce est la nôtre dont l'Histoire, elle-même, a donné la preuve de sa supériorité.

Scène 15 Les acteurs, moins un, courent dans tous les sens. Là aussi, je ne numéroterai pas les acteurs. Chacun décidera de ce qu'il veut dire. Certaines répliques peuvent être dites à plusieurs et d'autres peuvent être doublées.

Acteur - Le gouverneur, le gouverneur !
Acteur - O mon Dieu, mon Dieu !
Acteur - (regardant vers le fond de la salle) Il arrive avec sa voiture, son chauffeur et sa femme.
Acteur - Suis-je bien habillé ?
Acteur - Ne va-t-il rien me dire ?
Acteur - Mais faites un effort, c'est le gouverneur !
Acteur - (retournant au fond de la salle) Il est descendu de sa voiture, il est parti pisser au bord de la route, le chauffeur est avec sa femme, il se secoue, il remonte sa braguette, il revient dans la voiture, le chauffeur démarre, sa femme l'embrasse.
Acteur - Ils forment un si beau couple !
Acteur - Il arrive, il arrive.
Acteur - Ah non, tu ne vas pas te présenter en short !
Acteur - Le voilà, le voilà !

Scène 16 Le gouverneur entre, les acteurs lui font la haie. Chaque fois que le gouverneur passe devant un acteur, celui-ci le salue. Les saluts sont de plus en plus à ras de terre. Le gouverneur vient se poser devant le public.

Le gouverneur : - Je suis le gouverneur, c'est moi ! Je représente ceux que je gouverne parce que je suis le gouverneur. Ce n'est pas moi qui dirige. Je ne suis pas un directeur. Je suis un gouverneur, ça vient de gouvernail, en fait, je compose avec les éléments pour trouver la meilleure direction. Voilà pourquoi je suis…
Les acteurs - Bravo, bravo ! Quel discours ! Merveilleux, quelle audace ! Quel homme ! Quel gouverneur ! (Des acteurs sortent et amènent un trône, chaise ou WC au choix. Le gouverneur s'assoit. Les acteurs se mettent à la file indienne. S'il n'y a pas beaucoup d'acteurs, les acteurs qui auront présenté leur demande se mettront en bout de queue pour repasser).

Le gouverneur - Allons, présentez-moi vos doléances.
Revendication 1 - On fait souffrir mon fils !
Le gouverneur - Cela est trop difficile pour moi, allez voir mes associés, ils ne trouveront pas de solution mais ils arrangeront l'affaire.
Revendication 2 - On fait souffrir mon fils !
Le gouverneur - Encore ! Que votre fils arrête de souffrir, c'est ce qu'il y a de mieux pour lui.
Revendication 3 - Je veux être beau, célèbre, riche.
Le gouverneur - J'ai beaucoup d'intérêt pour les gens comme vous. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
Revendication 4 - Comment faire pour être gouverneur ?
Le gouverneur - J'ai beaucoup d'intérêt pour les gens comme vous. Je ferai tut ce qui est en mon pouvoir.
Revendication 5 - C'est pour une affaire d'inceste.
Le gouverneur - Vous confondez, je ne suis pas assistante sociale, je suis gouverneur.
Revendication 6 - Je me suis moqué de quelqu'un qui avait le pouvoir et il m' a interdit.
Le gouverneur - Nous sommes en démocratie.
Revendication 7 - On fait souffrir les hommes, les fils, les filles, les femmes.
Le gouverneur - Je ne suis que gouverneur, je ne peux rien faire.
Revendication 8 - (l'acteur met un genou à terre, éclate de rire) Quel gouverneur vous faites !
Le gouverneur - Je vous interdis !
Tous les acteurs se jettent sur l'acteur de la revendication 8. Le gouverneur se lève.
Le gouverneur - Il est trop facile de moquer ce que l'on ne comprend pas. Vous me reprochez quoi, en fait ? Mon pouvoir ? Ma façon de gérer les problèmes ? Etes-vous si aveugle pour ne pas comprendre que ce pouvoir est un handicap ? Je voudrais souvent agir, mais si je me laisse aller, ceux qui me conseillent, m'aident et m'aiment, m'abandonneront. Je serais seul. Je ne serais plus gouverneur. J'ai du pouvoir, oui, mais c'est tout. Je peux vous chasser, vous emprisonner, vous faire disparaître, mais qu'est-ce ? Quoi que je fasse, j'aurai tort pour certains, plus ou moins nombreux/ C'est ça le pouvoir ? Créer des camps et chercher le soutien de ceux qui ne veulent pas m'aimer.

Scène 17 Les acteurs lâchent l'acteur de la revendication 8, avec le gouverneur, ils se mettent en file indienne devant le trône, chacun, à tour de rôle, et en muet, viennent présenter une revendication au trône. Au fur et à mesure, les exclamations de bonheur et de remerciements des acteurs deviennent de plus en plus expansives. Chaque acteur ne passe qu'une fois et sort. Le dernier acteur fait carrément l'amour au trône, puis se couche de côté, allume une cigarette.

Acteur - Alors, heureux ?
Il se lève et prend le trône sous son bras, comme une compagne.

NOIR

Scène 18 Entre l'actrice qui avait été institutrice à la scène 6 et l'acteur qui avait été le père-professeur à la scène 13. Ils viennent se mettre face au public.

Actrice - Bien que la couleur ait été le point de départ, il semble que, encore une fois, ce soit l'amour le centre du débat.
Acteur - Ah, l'amour, sentiment merveilleux, vieux comme l'humanité.
Actrice - C'est d'abord des peaux qui se frottent, des odeurs, des liquides qui se transvasent.
Acteur - Toi ! Tu réduis l'amour à ce schéma puéril des corps ?
Actrice - Parce que toi, non ?
Acteur - C'est trop facile. L'amour, c'est d'abord un sentiment.
Actrice - Mes couilles
Acteur - Pardon ?
Actrice - Que penses-tu des pédés ?
Acteur (gêné) - Eh bien… l'amour est un sentiment, il …n'a pas de sexe…
Actrice - Pas facile à tenir, hein, le discours. Y a quelque chose qui bloque (elle fait un pas vers lui). Ce ne serait pas les peaux qui se frottent, les odeurs, les liquides qui se transvasent qui t'empêchent de déblatérer ?
Acteur - C'est vrai, comment un homme peut aimer un homme ?
Actrice - Ou une femme, une femme ?
Acteur - Mais là, ça me dérange moins.
Actrice - Parce que tu n'es pas une femme ou par manque de liquide ?
Acteur (rougissant) - Comme tu y vas !
Actrice - (Avançant sur lui et de plus en plus agressive) Je déteste les hypocrites de ton espèce.
Acteur - Moi, hypocrite ?
Actrice - Tout plein de jolis mots mais qui se refusent à accepter le vrai, le concret, le charnel.
Acteur - Je ne te permets pas !
Actrice - Ca te dérange de voir avec des mots deux corps à poil identiques, en train de baiser et de penser qu'ils le font par amour ?
Acteur - Mais le corps n'est pas le cœur !
Actrice - Et le cœur est dans le corps. (Jusqu'à la fin de la scène, elle battra et soumettra l'acteur qui doit finir la scène couché au sol et l'actrice sur lui l'empêchant tout mouvement).
Acteur - L'Amour a donné la poésie, les plus belles œuvres du monde !
Actrice - Et, les tiens, vous vous êtes appropriés cela et en avez banni l'ossature pour vous extasier devant des restes !
Acteur - Il n'y a pas d'os dans le sexe.
Actrice - Cher esprit, ouvre-moi les portes pour fuir la vérité.
Acteur - Mais, laisse-moi !
Actrice - Jamais! Tant que tu ne pourras imaginer deux couleurs qui se baisent, deux mêmes sexes sans frémir, je viendrai sur toi, je te dessinerai avec mon corps, avec ma bouche, avec mes mains ce que tu imagines mal. Je te ferai homo, blanc, noir, travesti. Tant que tu ne l'accepteras pas ! Je planterai ton nez bouché dans toutes les pourritures que nous sommes ! Je ne te laisserai rien ! Rien ! (Elle est devenue très violente. Puis un long silence. Lui ne peut pas bouger. Elle sur lui, pleure). Quand tu auras vu, ce que moi, la femelle, la pute, la vierge, l'inférieur, je vis chaque mois et à chaque naissance. Alors, peut-être, nous découvrirons où est l'homme. Pas là où les tiens l'ont mis. Pas dans ce papier glacé et cette identité aseptisée. Dans la merde, la pisse, la glaire et le pus et seulement là, nous trouverons l'exceptionnel. (Elle se penche et l'embrasse). Il y a tant à souffrir, pour aimer.

NOIR

Scène 19 Acteur, actrice. Ils sont debout, même disposition qu'à la scène 3.

Acteur - Comme cela, pendant un instant, nous avons oublié.
Actrice - Que comptes-tu faire, avec le gouverneur ?
Acteur - Je vais lui écrire ce que nous avons découvert.
Actrice - Et si tu fais une bêtise ?
Acteur - Ce que j'écrirai, encore, dans ce cas-là.
Actrice - Ca ne va pas plaire.
Acteur - Ce n'est pas moi qui ai choisi d'être gouverneur.

Scène 20 Tous les acteurs entrent, l'acteur de la scène 19 joue le rôle du metteur en scène. Les acteurs ont le même disposition qu'à la scène 2.

Le metteur en scène - J'essaierai d'être bref. Nous avons vécu une histoire. Nous avons partagé ce qui est réussi et ce qui est raté. Ce soir, nous avons donné. Le public a reçu. Nous avons donné avec notre corps, notre regard, la richesse de cette histoire. Nous n'avons jamais menti, rien caché. (Il désigne "l'un" de la scène 7). Quand tu as reçu tout cet émerveillement. (Il désigne le gouverneur) Quand tu as cru que tu n'y arriverais pas. (A l'actrice) Notre histoire de fesses dont j'espère, nul n'a parlé. Tout cet intérêt, tout ce désintérêt, tout, tout est là, perceptible entre nous tous. (Il va prendre sa place avec les acteurs). Messieurs, mesdames, mesdemoiselles du public, cette envie que j'ai de rire et de pleurer, de chanter et de me taire, cette épaisseur soudaine de l'air, vous nous la devez et nous vous la devons. Au théâtre, il n'y a pas d'acteurs, il n'y a que de l'humain. (Ils saluent).

NOIR FINAL

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