lundi 17 août 2009

Saint Pons de Mauchiens, 2002

Je ne Parlerai plus.


REBORA
Jean- Louis

Prologue

En mars, je crois. Peu connaissent le temps qu'il fait là - bas, en dessous de l'équateur, dans le Pacifique. Ces perles de sueur en route de la tête aux pieds. J'en étais là de mes lourdes errances sur cette île si loin de toutes mes connaissances quand soudain…
Ici, notre quotidien s'est sculpté au burin inoxydable de la raison. Il ne faut pas rire si on découvre qu'elle nous a fait comprendre que nous ne pourrons pas raisonner toute l'existence. Les théories scientifiques de pouvoir expliquer tout l'Univers, du plus grand au plus petit de Pascal, ont vécu. La raison qui nous émerveillait nous a, en peu de temps, enseigné aussi une humilité toute orgueilleuse. Si nos connaissances ne pourront jamais tout démontrer, nous le savons aussi et c'est une connaissance exceptionnelle que d'admettre cela. Caton rapportait ainsi Socrate, bien avant cette découverte à la généreuse humilité : " Tout ce que je sais c'est que je ne sais rien." Il nous a fallu plus de vingt siècles pour nous en convaincre et croire que nous l'avions découvert!
Là - bas, la raison est comme les moustiques. Elle ennuie tout le temps de sa présence. Elle ne peut pas disparaître non plus. Les corps sont si obsédés par la recherche de la sécheresse et de la fraîcheur qu'elle a plus un second rôle agaçant que celui principal de la clé de toute solution. Mais j'écris, j'écris, cher lecteur et tu ne comprends que trop peu à tout ce babillage. Tu n'es jamais sorti des frontières de ta petite connaissance et tu ne connais les ailleurs que par des visites impromptues et mal polies , étiquetées "tourisme" pour se donner l'illusion de la découverte. Si jamais tu vins dans l'île de Lini, ce ne fut que pour déguster les langoustes à quart prix, boire des cocos fraîches et t'extasier de la photogénie des paysages de bord d'océan. Je te concède que tu connus les moustiques, mais tu ne vis jamais leur cousinage avec la raison. Quant aux habitants de l'île, les indigènes, les autochtones, tu les trouva très sympathiques même s'ils ne t'ont jamais adressé la parole. Avec une telle cartographie de ta visite que peux - tu comprendre de ce que je t'explique? Tu n'as de souvenir de l'odeur de la pourriture que comme un moment désagréable, pas d'une habitude olfactive qui dégénère le dégoût et le transforme en connaissance.
Cette difficulté que j'ai à me faire comprendre. Cette prescience de savoir que je n'y réussirai pas est le sable mouvant où nous devons aller pour accepter ce livre. Pour les besoins de l'édition et du commerce des lettres, j'ai arrangé l'ensemble, je l'ai mis en scène. C'est une représentation. Si je me permettais de te dire que tout ce qui est révélé dans ce livre est vrai, tu n'hésiterais pas à me ranger soit parmi les doux dingues, soit parmi les dangereux escrocs de la catégorie new - age qui vous inventent des religions à tour de bras pour les naïfs handicapés de la consommation. Je ne veux pas qu'il y ait entre nous ce malaise. Tenons- nous pour dit que c'est une histoire, je l'ai sortie d'un imaginaire débridé et de mes multiples lectures. Tu retrouveras d'ailleurs des influences littéraires et je te sais énonçant des : " Ca me rappelle le livre de…" qui te rassureront sur tes connaissances littéraires et sur ta raison. Je t'aime trop pour t'écrire que si cela te rappelle ce livre, c'est que nous tournons tous, nous les bavards de la plume, autour de la même vérité. Non, cela n'est pas vrai, ce serait plutôt que nous subissons les mêmes influences de nos connaissances.
Alors, allons, je t'emmène. Ce livre est gage de ma folie. Elle prit corps là - bas, tu chercheras dans quel lieu. Je l'ai maîtrisée pour nous. Plutôt que de nous en effrayer, je l'ai costumé en ogre de conte. Certes, elle garde les oripeaux de cette peur, mais nous savons bien qu'elle n'est qu'une histoire. Surtout, ne va pas la croire vraie. Seuls l'encre et le papier méritent d'être ainsi qualifiés.


I

Dans un léger gris, le rideau de tulle se leva et s'abaissa. je n'avais pas eu le temps de distinguer celui qui m'avait observé. Au bruit du verrou, je sus que lui m'avait reconnu.
Lorsque on va rendre visite à un mort, exposé dans sa chambre, en costume et chaussures sur son lit, pour l'unique fois de son passage sur terre, on est d'abord surpris par le calme qui règne dans la maison. Ce lieu, il y a peu, de grande vie brouillonne et tonitruante devient, sous le poids du symbole qu'est la mort, lieu de murmure de rires étouffés et rougissants, de regards bleuis par les nuits blanches. L'odeur, aussi, le graillon de cuisine, la vapeur persillée de la cocotte- minute, s'effacent pour l'encaustique et la cire d'abeille, pas la liquide, celle en boîte qui lisse les doigts.
Je ne connaissais que peu le défunt. De voir K., ainsi allongé, je me remémorais l'impression étrange qu'il me fit lors de notre première rencontre, près du château de… Il s'était présenté comme un arpenteur et j'avais été contraint de lui interdire l'accès au château. Je sus qu'il ne m'en tint pas rigueur, il n'était pas de ce genre de caractère. Il était têtu, administratif dans ses actes comme dans ses pensées, mais jamais rancunier. J'en suis certain. Quand je le rencontrais à nouveau, après son voyage en Amérique qu'il n'avait pas pu achever du fait de sa santé déficiente. Le château avait fermé, faute de visiteurs et j'avais rejoint la longue cohorte des chômeurs. C'est dans un troquet du port que je le retrouvais. Son visage me sidéra. Depuis la dernière fois où nous nous étions rencontrés, il avait été comme transformé. La maladie avait creusé des sillons profonds dans chacun des traits de son visage et ses yeux étaient devenus immenses et noirs.
Heureux de voir un compagnon dans ce bistrot, je m'étais approché de lui. Il avait tourné la tête dans un mouvement brusque et comme électrique. Je m'en rappelle très bien, c'était le même mouvement que j'avais vu chez un comique de renom quand il imitait la mouche, ou le cafard. Il m'avait longuement dévisagé puis, dans un long soupir, il s'était poussé vers le mur me donnant ainsi l'autorisation de l'accompagner dans ses pensées.
Il leva son verre de bière et, le portant à ses lèvres presque noires:
"- Nous nous connaissons?
- Pas vraiment, disons que nous nous sommes déjà rencontrés.
- C'est bien ça.
- Vous vous rappelez?
- Non, ça n'a aucune importance, je reviens d'Amérique.
- L'Amérique?
- Oui, L'Amérique." Dans un long silence, il me sembla qu'il était reparti. J'aurai pu me lever et jouer des claquettes, il ne m'aurait pas…
- " Il y a des choses. Vous allez devenir très important, vous savez?
- Moi?
- Oui.
- Je suis chômeur.
- C'est très américain. Vous n'êtes rien et dans la seconde qui suit vous rencontrez la bonne étoile et vous devenez une référence.
- Vous vous moquez.!"
Il se tourna vers moi. Il était sérieux.

Maintenant que j'essaie d'écrire cette rencontre, j'ai une multitude de questions qui me viennent à l'esprit: " Savait - il déjà?" serait la principale. A cet instant, j'étais chômeur et beaucoup plus préoccupé à boire le peu d'argent que je cherchais pour payer mes factures qu'à poser des questions. Je crois bien que j'ai souri. J'ai fait signe pour une nouvelle tournée. Une fois servis, chacun de nous est resté à boire, silencieux et un peu saoul, perdu dans nos univers.

Il avait raison. Je suis devenu célèbre. Je le suis devenu, non pas grâce à moi, mais grâce à K.

Dossier : xk23
Description: lettre transmise à toutes les instances gouvernantes, politiques, universitaires, industrielles et religieuses.
Conclusion: Soit le sujet est fou, soit il possède un secret qu'il serait utile de découvrir. Après une visite discrète, dans les différents lieux qu'il fréquente, par nos service, il n'est apparu aucune trace permettant de pouvoir décider si l'auteur de cette lettre est un fou, un illuminé ou doué d'une intelligence supérieure. Devons - nous entamer une procédure plus agressive pour pouvoir obtenir des informations?

M. K. mercredi 20 mai 20..

Monsieur le Président

Objet: perte du qualificatif
d'humain.

Monsieur le Président,

Jusque ici, nos routes ne se sont croisées que dans l'échange d'un coup d'œil. Je ne suis donc pas d'une grande importance pour vous. Cependant, avant que je perde définitivement le statut qui m'associe aux humains, je me dois de vous informer de ma décision de me taire définitivement. Il ne s'agit pas d'un vœu. Après la découverte que j'ai pu faire, j'ai compris à quel point vous et ceux de votre rang avaient menti à ceux qui soit vous avaient élu, soit vous respectaient comme une référence.
J'ai par trop la preuve, sous mes yeux, que vous et vos semblables nous avaient escroqué depuis des siècles. Je me trouve face à un choix complexe. Soit je révèle au monde ce que le hasard m'a fait connaître et que, je suis sûr, vous savez depuis longtemps et ce sera un chaos tel que je crains la disparition de mon espèce. Soit j'adopte une attitude plus conforme à notre éthique. C'est pourquoi je décide, une fois que j'aurais informé toutes les édiles du monde de me taire jusqu'à ma mort.
Cependant, si je ne vous en avertissais pas, il y aurait une certaine trahison envers ceux de mon rang que vous aveuglez depuis si longtemps. Cette lettre est donc un coup de tonnerre dans votre tranquille vie de mensonge. Maintenant, vous vivrez en sachant qu'il existe quelqu'un d'autre qui sait. Ce nouveau venu ne peut être acheté, il n'est intéressé par aucun des avantages que vous possédez. Il sait, il est de ceux dont vous vous êtes joués. Il sait mais il ne parlera pas.
Ce n'est pas sans un grand plaisir que je vous laisse à vos cauchemars. Maintenant, vous devrez agir en sachant qu'à tout moment la vérité peut éclater. Il est fini le temps où elle était sous une dalle de plomb, maintenant elle est un gaz qui ne demande qu'à s'envoler.
Cordialement.

M. K.

Si je n'avais pas cette lettre sous les yeux, je ne comprendrais toujours pas comment je suis devenu si célèbre. Mais K. était un être exceptionnel. D'autres que lui se seraient empressés de faire en sorte que leur nom soit à la une des journaux, ils auraient fait le siège de tous les plateaux télévisés. Ils auraient écrit un livre, ou auraient trouvé un sous-traitant au noir pour l'écrire. Non, il s'est tu. Il a crié par écrit à toutes les instances de pouvoir et de richesses de ce monde. Puis il s'est tu.
Naturellement, une telle lettre a créé de multiples interrogations. A première vue, les secrétaires chargées du tri du courrier pour les secrétaires qui le triaient une dernière fois avant de le transmettre au patron, allaient penser qu'il s'agissait d'une blague ou d'un illuminé qui n'avait rien trouvé d'autre pour se faire connaître. La première secrétaire a des cartons pleins de ces logorrhées malades. Mais K., mû par je ne sais quel pressentiment avait organisé son envoi dans le même temps qu'un battage médiatique informant la population que les hommes de tête ne prenaient pas le temps de lire le courrier que les pauvres hommes de queue leur transmettaient. Les médias, friands de ces débats inutiles, avaient fondu sur la dénonciation. Il n' y avait rien à craindre. Une petite montée de fièvre démocratique. Mais les dirigeants, pour se préserver, ou se donner, ne fut - ce qu'un instant, bonne conscience, avaient donné la consigne de laisser passer tout le courrier. C'est ainsi que la lettre de K. se posa sur leur bureau. Les dirigeants n'ont pas les nerfs de leur secrétaire. Certains ont une imagination plus libre. C'est pourquoi ils ne sont pas secrétaires. Ceux - là, lisant la missive ont voulu vérifier. Ils n'ont pas condamné K. avant de savoir. Ils avaient sûrement des cadavres dans un placard. K. en avait peut - être trouvé un. Ils firent faire des enquêtes. Les détectives trouvèrent K. . Il ne parlait déjà plus. Il trouvèrent un homme qui leur ouvrit la porte, leur servit à boire avec un sourire charmant mais ne leur dit rien. Ils questionnèrent. K. se tut. Il n' y a rien de plus imposant que le silence. Certains détectives bâclèrent leur rapport. Leur patron le lurent. Ils avaient déjà oublié l'affaire. D'autres que le silence angoissait, interrogèrent les voisins, les amis, les relations d'affaires, les murs, les lattes de parquet, les pièces depuis la cave jusqu'au grenier. Ils n'en surent jamais plus que ce que la lettre voulait bien leur dire. K. s'était tu. Personne ne pouvait dire pourquoi. Il était rentré un jour, après un voyage en Amérique. Il avait ouvert sa porte, aéré sa maison, sans un mot, toujours souriant.
Je ne sais pas exactement quand les journalistes entrèrent dans l'étrange danse que le silence de K. avait créé. Sont - ils entrés parce que certaines têtes les ont pris comme détectives? Sont - ils entrés parce que certains détectives leur ont transmis l'affaire? Sont - ils entrés parce que toute cette agitation brouillonne autour de K. avait suscité des curiosités? Ils sont arrivés. Il y eut d'abord les rares journaux d'investigation qui prétendaient chercher où passait l'argent de tel ou tel dirigeant. Puis la masse des autres, celle qui ne veut pas s'entendre reprocher qu'elle n'est plus qu'à la solde du pouvoir, enchaînée par les résultats financiers de l'entreprise médiatique où elle travaille. Avec eux, il y eut la presse de représentation qui suivait toujours les journalistes de la masse parce que certains parmi eux avaient une vie privé que dévorait le public. Tout ce petit monde se poussait de l'épaule, donnait un plant de plus à la forêt de micros qui poussaient devant K. chaque fois qu'il sortait, s'échangeaient les images en double de K., silencieux le matin, avec une baguette, sur sa terrasse à midi. A tout ce bruissement de gens à la recherche, K. opposait son silence courtois. Certains, les plus attachés à l'événement dans son sens temporel, se fatiguèrent vite. Il resta les autres. Un, particulièrement.




Article paru dans T…
Le mercredi 31 juillet 20…

"JE SUIS LE DERNIER A L'AVOIR ENTENDU"

Il est arrivé, l'air têtu et curieux, un matin de gueule de bois. Je venais à peine de finir mon petit déjeuner. Je le vis, par la fenêtre de la cuisine. Il observait ma maison et vérifiait sur son calepin. J'ai eu un moment d'hésitation. Avec tous mes ennuis, il n'aurait pas été surprenant qu'il soit un quelconque huissier. Puis, avant qu'il ne s'aperçoive qu'on m'avait coupé l'électricité, je suis allé ouvrir:
"- Oui?
- Monsieur N…?
- Oui?
- Je travaille pour le journal T…, connaissez - vous monsieur K.?
- C'est possible.
- Pourrais - je entrer, j'aurais quelques questions à vous poser.
- Il a fait quoi? Je ne veux pas de problèmes.
- Ne vous inquiétez pas, laissez - moi entrer, je vous raconterai."
J'ai hésité, de toutes manières, le mercredi, il n' y pas de nouvelles annonces à l' agence. J'ai reculé de l'entrebâillement. Il est entré. Il m' a fini le café.
Quand il a terminé son rapport, j'ai compris que c'était une occasion pas croyable. K., comme il me l'avait dit, me permettait de devenir quelqu'un de célèbre. Il fallait que je sache utiliser le phénomène mais que je ne le gaspille pas. Si j'allais trop vite, on verrait qu'il ne m'avait rien dit de très important. D'un éclair, je saisis que tout serait dans la présentation. Mon chômage m'avait servi à cela. Comprendre, en les regardant, en les lisant et en les écoutant, que les journaux ne sont pas vraiment intéressés par l'événement. Seul compte le drame qu'il porte, la charge émotionnelle qu'il peut faire passer. J'avais un avantage sur ce journaliste qui m'avait donné d'un coup tous les atouts. Je savais que K. était le dernier à m'avoir parlé et je savais ce qu'il m'avait dit, ce que seuls K. et moi savions. K., je le pressentais, n'ouvrirait pas la bouche. A moi de savoir utiliser ce silence pour, par la mienne, transformer une discussion d'ivrognes en la clé de la construction du monde. L'autre avantage que j'avais sur ce journaliste: il était venu pour ça. Si je me comportais en honnête homme, il partirait moins bredouille mais tout aussi peu sur la piste de ce que K. savait. Si je ne lui racontais pas tout, que je prenais des longues pauses, il utiliserait tout cela. Je deviendrais celui par qui la vérité que K. voulait taire pouvait naître.
Merci, K. Tu es maintenant mort. J'ai profité autant que je l'ai pu de l'aubaine et de la naïveté des journalistes qui croient avoir tout vu et être capable de reconnaître un escroc. Aujourd'hui, tu es mort, je suis craint, célèbre, riche, les dirigeants m'accueillent comme un des leurs et sont prêts à tous les cadeaux pour que je leur sois redevables et que je taise un secret que j'ignore et dont ils ont peur.
Tout est allé très vite.

"Il habite un petit appartement ni trop riche, ni trop pauvre. Il m'a offert un café chaud. On voit bien que la vie l'a marqué. Mais il sait rester souriant. Quand on lui parle de K., il essaie de ne pas entendre. Il propose des biscuits, parle du temps. Il faut savoir insister. Alors il cède. " La dernière fois que je l'ai vu, il semblait épuisé. Je sais qu'il revenait de l'Amérique. J'ai bien senti qu'il s'y était passé quelque chose qui l'avait bouleversé. K. n'est pas un bavard. Il faut savoir décoder ce qu'il ne dit pas avec ce qu'il dit. Il dit peu. Mais, oui, il m' a parlé. Ce dont je suis sûr c'est qu'il était à bout de nerfs, et je pense bien que c'est parce qu'il avait peur. Ca ne m'étonne pas, après ce qu'on s'est dit qu'il préfère garder le silence."
Il faut insister. Mais l'homme appartient à cette race quasi - disparue de ceux qui ne trahissent pas un ami. " S'il a décidé de se taire, vous ne croyez tout de même pas que je vais parler à sa place!"
Un fait demeure, N est le dernier à l'avoir entendu parler. Il semble qu'il ait percé une partie, ou le tout, du secret de K. . Mais il ne parlera pas facilement."

Cela eut l'effet d'une bombe. Le mois de juillet n'a pas tellement d'évènements à offrir en pâture. Quelques festivals cacochymes, des accidents de tourisme. Rien de bien passionnant et qui pourra tenir en haleine tout l'été une clientèle si peu attentive. Ma découverte par ce petit journaliste relançait la légende du petit contre les géants. K. était l'arme, j'étais celui qui la possédait, le journaliste était mon héraut.
En moins d'une semaine, je vis à ma porte toute une foule en short et caméra, espadrilles et micros. Je n'offrais pas beaucoup de travail. Je savais donner une image convenable de l'homme malheureux que la vie, dans un ultime tour, mettait face à un choix terrible: trahir un ami ou révéler une vérité qui bouleverserait le monde.
Le coup le plus formidable fut quand, un matin, je me jetais dehors, suffisamment habillé pour être convenable mais pas trop pour ressembler aux caricatures, et m'assit sur le trottoir en pleurant à chaudes larmes. Bousculée dans ses croissants- café noir, la bande arriva. Je leur hurlais de me laisser en paix, que je ne dirai rien. K. était mon ami et eux n'étaient que des charognards. Je jouais si bien que je les amenai à la limite où je tenais tant à les voir. Certaines caméras, encore sous tension, tombaient des épaules, des micros s'abaissaient et dans les yeux de ces pauvres malheureux, je lisais combien ils compatissaient, c'était de ma faute aussi, si j'avais su leur parler à eux, ils m'auraient laissé en paix. Mais là, si moi je ne parlais pas ils ne pourraient rien. Je posais ma main sur la bouche, je ne voulais pas qu'ils me voient sourire. Mes yeux pleins de larmes, je frôlais la crise cérébrale tant l'image que je voyais dans leurs yeux de professionnels était loin de celle que j'avais au fond de moi. Alors, je lâchais un terrible, " vous ne savez même pas ce qu'il m'a dit. Il ne m'a rien dit. Il a seulement dit que je deviendrai célèbre. Il savait déjà, lui que vous viendriez me voir!". Je me levais, les regardait dans un long silence, haussait les épaules et rentrait en claquant les portes.

Texte de prompteur, canal…, 19H 56

Ouverture:

" Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir.

>>> L'affaire K. n'en finit plus de rebondir. Aujourd'hui, celui, dont nous savons qu'il connaît une part du secret, a failli tout dévoiler. Un reportage de Cécile M…

Plan 1:

Plan large, N. assis, presque nu sur les marches et pleure.
Recul de la caméra: La masse des journalistes qui étouffe N.

Plan 2:

Plan serré sur le visage de N., il a la main sur la bouche pour ne pas crier. Ses yeux sont pleins de larmes, il baisse la main: " Il savait déjà que vous viendrez me voir!"

Plan 3:

Extérieur fin de jour. Voix off :"Depuis ce matin, N. a refusé de sortir. La pression de la presse a été trop forte. On craint pour sa santé. L'affaire K. coûtera - t - elle une vie humaine?"


Je m'attendais à une réaction de ce genre. J'ai été servi au - delà de mes espérances. Avant neuf heures du soir, les pompiers et puis la police me téléphonèrent. Ils vérifiaient mon état mental. Je répondis à leurs questions. La tension ne baissa en rien chez eux. Ma voix normale, après une telle crise pouvait aussi bien donner le signe d'une prochaine crise plus violente. Je débranchais le téléphone et coupais l'électricité qui m'était étrangement revenue. Je me mis au lit et m'endormais paisiblement bercé par la ronde des sirènes lumineuses sans son pour ne pas aiguiser ma crise nerveuse.
Je ne sais pas combien de temps j'ai dormi. Quand je me suis réveillé et que, comme j'en avais pris l'habitude depuis peu, je soulevais le rideau de ma chambre comme pour vérifier le temps et compter les corbeaux, il y eut un " hourra" terrible. Je vis toute la bande avec policiers, ambulances et pompiers à la clé, dans une liesse incroyable.
J'appris par la suite que sous l'effet de masse, la nuit avait développé la certitude que je m'étais empoisonné. Comme je n'avais pas appelé " au secours", la loi m'avait protégé de toute intervention. Tout le monde était resté près de chez moi, torturé par les affres de l'indécision, terreau généreux des pires scénarii. De me voir soulever le rideau, avec ma face bouffie de sommeil, fut pour eux un nettoyage, une victoire sur le destin sordide qu'eux seuls avaient envisagé. Il y eut même une chaîne du câble pour suivre minute après minute, la montée de l'angoisse. La contagion avait pris tout le pays et, au milieu de la nuit, alors que j'étais dans un sommeil des plus paisibles, les chaînes les plus fortes avaient négocié à un prix exorbitant certaines images où il ne se passait rien. Le temps d'une douce nuit de sommeil, j'étais devenu un produit étiqueté avec un K.
Au réveil, bien sûr, j'ignorais complètement l'inflation de ce que je représentais. Mais les flashes qui crépitèrent tandis que je prenais mon petit - déjeuner, me certifièrent que j'étais toujours l'événement le plus marquant de la presse française.
Stratégiquement, j'étais arrivé au summum de ce que je pouvais tirer de l'action de K. Après ma toilette et avoir raccroché le téléphone, je me demandais comment je pourrais encore entretenir une flamme qui brûlait sur de l'eau…
Malgré les nombreuses sonneries du téléphone, je continuais à réfléchir tout en répondant à chacun que je me portais bien, non, je n'étais pas souffrant, non je ne m'étais pas suicidé, ni n'en avais envie et que ce n'était pas encore demain que je comptais mourir.

Rapport N° NSD / xk 23/
Date : non enregistrée
Communication téléphonique
"- Allo?
- Bonjour, je téléphone de la part de K.
- Oui?
- Il est mort. Pouvez - vous venir sans vous faire remarquer?
- Ce ne doit pas être impossible.
- Alors, venez au 113 rue Max Brodt, nous vous attendons."

K était vraiment génial. Nous ne nous connaissions pas. Nous nous étions croisés deux fois. La deuxième fois, il m'avait seulement promis la célébrité. Il me l'avait offerte. Au moment où je prévoyais que le destin allait me reprendre ce que je n'avais pas mérité, il mourait. Il m'offrait ainsi une chance de relancer la machine et de mieux maîtriser son parcours.
Pour l'instant, il ne fallait pas que ceux qui me surveillaient à l'extérieur puissent seulement se douter de la nouvelle. D'un autre côté, il fallait que je m'assure que la fuite ait bien lieu. Pas tout de suite. Savoir attendre.
Je me dirigeais vers la porte, il fallait jouer serré.

" Bulletin radiophonique, journal de 10 heures 30 du matin.
L'affaire K. semble ne pas pouvoir cesser les rebondissements. Alors que N. semblait avoir passé une nuit tranquille et sans incident notoire, il est sorti vers 10 heures 20, ce matin. Il titubait et semblait ne pas être dans son état normal. Des médecins, déjà présent sur les lieux, ont décidé son transport d'urgence à l'hôpital. Le lieu exact est tenu secret. Aux dernières nouvelles, il semblerait qu'il soit victime d'un début de dépression. A la fin de flash, nous retrouverons le docteur Brünke, spécialiste des maladies nerveuses. "

"Sujet: N.
Objet de la visite: trouble de l'équilibre, difficulté à s'exprimer clairement.
Diagnostic: Le sujet semble subir le contrecoup d'une tension
Qu'il n'a pas voulu reconnaître. Les symptômes sont clairement ceux d'un début de dépression.
Traitement : Interdire tout rapport avec l'extérieur, garder au
Calme pendant vingt quatre heures, reprendre les observations demain."

"- C'est grave docteur?
- Non, je ne pense pas qu'il y ait lieu de s'inquiéter. Mais je préfère vous garder au calme pendant un petit temps.
- Ce n'est pas possible, docteur, pas possible.
- Allons, il y va de votre santé. Je ne voudrais pas être responsable des ennuis qui pourraient suivre si vous ne restez pas en observation.
- Mais je vais très bien docteur, je vais très bien, je vous assure, très bien.
- Je ne peux vous garder ici contre votre gré mais accepterez - vous de signer une décharge?
- Bien - sûr, ne vous inquiétez pas, bien - sûr."
La médecine! Toujours persuadé de comprendre. Comme elle a bien du mal à dire je ne sais pas… Alors, on peut lui faire croire qu'on est au plus mal. Surtout ne pas en faire trop, juste le nécessaire. Je descends à l'accueil signer ma décharge d'une main suffisamment ferme pour que l'infirmière s'inquiète. Par prudence, je sors par une porte de sortie, tout va bien. La meute n'a pas encore eu le temps de savoir où on m'avait transféré. Si mes calculs sont justes, je vais pouvoir atteindre à pieds le lieu de rendez- vous sans croiser grand monde.














II

Les morts ne m'intéressent pas, en général. Ceux qui enterrent, non plus. Je me trouve entouré d'inconnus. Au centre, allongé sur une table parée pour l'occasion, K.Mort. Pourquoi suis - je venu? Parce que j'ai reçu ce coup de fil et que j'étais attendu? Mais depuis que je suis rentré, personne ne m'adresse la parole et chacun s'esquive. Les visages sont incertains et je ne vois que des dos.
Il y a ce silence d'encens. Lourd et fugace, fait d'échos de froissements de tissus, de claquements sourds de semelles sur le sol.
Peu à peu, le malaise que je ne voulais pas accepter de ressentir devient de plus en plus palpable. Je voudrais sortir. Arrivé devant la porte d'entrée, les angoisses montent en moi. SI les journalistes avaient retrouvé ma trace jusqu'à 'hôpital. N'ai - je pas été suivi? Que leur dirai - je? Eux, à l'intérieur ont - ils envie de voir ces journalistes? Ce sont sûrement des amis, des membres de la famille de K. Moi, je suis un étranger. Je l'ai toujours été. Si je sors, je ne vaux pas mieux que toute cette bande dont je me suis moqué. Je dois rester. Au moins parce que je suis redevable à K.
Lui, il s'en fout maintenant. D'ailleurs tout ça l'a- t- il jamais intéressé? En se moquant du monde, ne s'est- il pas moqué de moi? Okay, okay, il m'a rendu célèbre mais je ne renvoie qu'au vide, je n'ai rien dans ma besace qui me permit de jouer une partie gagnante. Le jeu est truqué. Mon seul atout, le savoir.
Je me secoue. C'est l'ambiance qui me rend paranoïaque. Cette bande aussi de zombies qui commencent à me peser sur le système. Il n'y en aura pas un pour me parler de K?
" J'ai bien connu K. C'était un têtu sympathique. Franchement je me demande ce qu'il a bien pu vous trouver pour vous donner un tel succès. " Je ne sais pas, moi, un truc comme ça. Je ne vais tout de même pas rester devant cette viande froide l'air aussi empoté toute la sainte journée.
Enfin, tout le monde semble vouloir se regrouper, mais il n'y a pas un seul mot de prononcé. Toutes les silhouettes entourent le mort. Des mains font apparaître un couvercle et le cercueil est fermé. A tour de rôle, ils viennent se pencher sur le cercueil. Ensuite, le visage baissé, passant devant moi, ils sortent. Dix, six, quatre, trois, deux…J'essaie d'arrêter le dernier qui sort. Je ne vais tout de même pas rester tout seul avec le cercueil! J'essaie de le retenir par le bras. Il est plus tonique qu'il ne semblait. Un court instant, les tendons et les muscles se contractent et ma main n'entoure plus que le vide. L'ombre se dégage et je ne peux la retenir. Elle est sortie.
Voilà, je suis seul. Enfin, il y a aussi le cercueil. K. Ils attendent tout de même pas que je l'enterre tout seul! De toutes façons, ce n'est pas légal. Légal! Les amusements des derniers jours me traversent l'esprit. Légal! Je me suis moqué de tout le système, j'ai bloqué toute une nuit une armada de la police et des secours. Combien à cause de mes facéties ont dû attendre des secours plus longs qu'à l'habitude? Légal! Tous ces journalistes qui sont restés pieds de grue devant chez moi et personne pour informer des souffrances d'autres. Légal!
Tout en sentant monter le dégoût, je marche vers la boîte. Du bon marché, mais respectable. K., quoi. Involontairement, je me mets à caresser les boiseries. Sous la boîte, un coin d'enveloppe dépasse.
Une lettre!
Il me faut soulever le cercueil. Il y a une poignée. Je peux soulever le cercueil avec K. Je ne dois pas trop le lever. Juste assez pour tirer l'enveloppe. Je glisse la main sur la poignée. Je tire vers le haut. Le cercueil ne bouge pas. J'essaie plus violemment, ensuite par secousses. Rien.
Non, s'il vous plaît, non. Je ne toucherai pas à K. Je n'enlèverai pas le couvercle, je ne tirerai pas le cadavre. C'est de la folie. Tant pis si je ne trouve pas de moyen. J'abandonnerai l'enveloppe. Qui dit qu'elle est pour moi?
Pourquoi ils m'ont laissé?
K.?

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