dimanche 16 août 2009

Bagarres, Vanuatu, 1999

BAGARRE

Au cours de mes différents voyages, dans des pays moins favorisés, si tant est que notre civilisation soit une faveur, il m'est apparu que la violence était un des moteurs de notre avancée. Mais cette violence, au cours des auteurs et des plumes a voulu une explication. Or la violence est absurde. Elle n'est que le révélateur de notre propre fragilité.
L'espace théâtral m'offrait alors un champ d'expérience: si elle apparaissait de façon crue, sans autre explication que le spectacle d'elle - même. Evidemment, un tel spectacle gênera ceux qui voudront la maîtriser. Mais il me semble que nous ne l'avons jamais maîtrisée et que nous ne la maîtriserons jamais de la manière dont nous nous y prenons, c'est à dire en la jugeant. Elle est. Son spectacle amène à la fois du rejet et du désir. J'ai voulu ôter tout discours psychologisant et poser le spectateur comme un étranger tout en affirmant qu'il s'agissait d'une représentation.
En la présentant dans une salle propre au théâtre Ni - Vat ( adjectif local pour signifier l'appartenance au Vanuatu, anciennes Nouvelles Hébrides, indépendant depuis 1981), je voulais offrir cette rudesse que de tels pays m'ont fait pressentir. Rudesse non emprunte de sagesse puisque la violence fait partie du rythme de vie et qu'aucun habitant de ce pays n'irait prétendre qu'il ne faut pas se construire avec…


La scène est circulaire. Le public est placé autour. Comme sur un ring légèrement ovale. Peut-être de la musique.
L'homme A entre et tourne au bord du ring ; observant le public. Quand il a effectué un tour, l'homme B entre exactement à l'endroit opposé, par rapport au centre du ring, d'où se trouve A. A est de dos par rapport à B. B regarde A puis, en courant, se jette sur lui, le tire par les épaules et projette au sol. Avant que A ait pu se relever, B est sur lui. Grognements. B s'assoit sur lui et tente d'étrangler A. A projette sa main sous le menton de A et tente de lui renverser la tête. Soufflements, efforts. A soulève brusquement les reins et désarçonne B qui tombe sur le côté. Tout en se tenant la gorge, A se relève à quatre pattes tandis que B, dans la même position, mais sans se tenir la gorge, s'apprête à bondir sur A
.

A : - Salaud !
B : - Connard, tu croyais t'en tirer comme ça !
A : - Sale petite fiotte, tu as même pas le cran de m'attaquer de face.
B: - Ah, parce que toi t'es un mec bien, c'est pas c'qu'elle dit…

A s'est levé d'un bond et a envoyé son pied dans le visage de B qui n'a pas le temps d'esquiver et, saute en arrière à la renverse. A se jette sur B et le bourre de coups de pieds dans le ventre puis le dos. B crie et encaisse. Soudain, B se tourne et atttrape le pied de A pour lui renverser. A ne tombe pas et envoie un coup de talon dans le ventre de B qui ne lâche pas la jambe. A essaie de se dégager mais B reste aggripé à A.

B : - Je te lâcherai pas, connard !

A tombe à quatre pattes. B essaie de grimper sur le dos de A qui se retourne et l'envoie valdinguer au sol. A se jette sur B. Le couple tourne en roulant au sol. Soudain, A et B se séparent. Epuisés, haletants, ils reculent, toujours observant l'autre.

A : - Y a rien à faire, einh ?
B : - Non, rien.
A : - Tu pourrais pas la laisser tranquille ?
B : - Tu la laisses toi ?
A : - J'étais là avant toi, je te signale.
B : - La bonne excuse. Alors, place au premier, c'est ça ?
A : - Exactement.
B : - Va falloir que tu penses autrement.
A : - Tu comptes m'en empêcher ?
B : - Oui.
A : - Pauvre con !

Ils se sont rapprochés l'un vers l'autre. Au fur et à mesure qu'ils parlent, ils tournent l'un face à l'autre. Les répliques fusent.

B : - C'est pas ce qu'elle pense !
A : - Comment tu le sais, ce qu'elle pense ?
B : - Je le sais.
A : - Comme toujours !
B : - Comme toujours !
A : - Elle, tu crois qu'elle dirait quoi ?
B : - T'as qu'à le lui demander.
A : - Tu me prends pour un con ?
B : - Pas besoin de moi…
A : - Ta gueule !
B : - Tout le monde sait bien qui tu es…
A : - Ta gueule !
B : - Combien t'as la trouille !
A : - Ta gueule !

A a hurlé. Il s'est jeté sur B. Il n'y a pas de coups, A a porté les mains au visage de B, ses doigts sont crispés comme pour lui arracher la peau. B essaie de dégager les mains de A. Mais celui-ci s'agrippe en encerclant la taille de B. B enroule ses bras et serre le dos de A. Grognements, râles, et hurlement. Les deux lâchent leur étreinte en même temps. B se tient le visage. A recule, plié en deux, puis se lance en avant, tête baissée qui cogne le ventre de B qui s'effondre, souffle coupé. A chevauche B qui se tient encore le visage. A, les mains jointes et les doigts croisés, tape les mains et le visage de B qui semble complètement groggy. Après une dizaine de coups, il s'arrête. B a toujours les mains sur son visage. Le corps entier de B semble devenir mou. A dégage les mains du visage de B. B semble assommé, il a les yeux ouverts, le regard vide. A halète en commençant à rire.

A : - Je t'ai eu connard ! Je t'ai eu ! (Il envoie une gifle à B, une autre, une autre).
Je t'ai eu. (Il relève la tête). Enfin !

Il se lève et retombe, hors de B, sur ses genoux, il se traîne vers le côté opposé, riant et répétant "je l'ai eu". Quand il est assez éloigné de B, celui-ci se réveille, secoue la tête, s'assoit et, encore sonné, regarde A. B se lève et reste planté là et regarde A, toujours de plus en plus joyeux.

B : - Tu vas un peu vite, non ?

A s'arrête. Prend un temps. Se retourne, toujours à genoux, et voit B debout qui le regarde. B éclate de rire.

B : - Tu verrais ta gueule de p'tit enculé !
A : - Mais, t'étais…
B: - J'étais pas.
A : - Merde !
B : - Oui.

B s'avance, se penche, relève A en le prenant sous les aisselles. A semble se laisser faire. B continue de le soulever, puis le projette au sol. B s'avance, tend la main vers A qui ne la prend pas. B se penche, prend les cheveux ou une oreille de A et l'oblige à se relever. Une fois que A est debout, B le lâche. B reste face à lui. A vacille. B gifle A. A récupère et gifle B qui reste immobile. B gifle A. A récupère et gifle B qui vacille un peu. B gifle A. A récupère et gifle B qui vacille un peu plus. B gifle A. A récupère et gifle B. B récupère et gifle A qui vacille à peine. A gifle B qui récupère et gifle A. A reste immobile.

A : - C'est pas facile, hein ?
B : - J'aurai ta peau !

A gifle B. B gifle A, mais n'attend pas et enchaîne gifle sur gifle, bras gauche, bras droit. Gauche, droite, gauche, droite. A recule d'un pas. B continue. A envoie son pied dans le bas ventre de B qui se plie en deux en reculant. A s'approche pour enchaîner les coups. B projette ses deux poings sur le sternum de A qui encaisse directement le coup. B ceinture A et le pousse à tomber. B s'assoit sur A et lui bloque les membres, le prend par les oreilles et cogne sa tête sur le sol. Au bout de quelques cognements, A ne bouge plus. B s'arrête, regarde A, regarde ses mains. Il se relève horrifié, puis retombe à genoux à côté de A. Il pleure.

B : - Pourquoi ? Pourquoi tu as voulu ça ? Putain, ça te suffisait pas ce que t'avais ? Pourquoi t'as voulu la prendre aussi ? Regarde, regarde, maintenant. J'en réchapperai jamais, jamais, jamais ! (Il tombe face sur le sol et le martèle en hurlant) Jamais, jamais !

Au bout d'un moment, B se calme, la scène est totalement immobile. Puis A se relève sans bruit, regarde le corps de B. Puis, va pour s'en aller. Arrivé à la limite de la sortie, il s'arrête, se retourne, regarde B, revient vers lui, s'arrête tout près de lui, semble caresser de sa main gauche son corps sans le toucher. Soudain, il lui donne un coup de pied. B hurle et roule sur le côté.

B : - Vas-y, tape, tape connard ! Tu n'as plus que ça à me prendre ! Alors, vas-y, éclate toi, je ne me défendrai pas ! Allez vas-y, tape, tape !

A s'approche de B et le bourre de coups de pieds. Tout en recevant les coups, B se met à gueuler une chanson paillarde

B : - Les enculés (coup) ont les couilles pleines de coups (coup). Ils piquent tout (coup) et ne vous laissent rien. (coup) Que la douleur (coup) et les couilles vidées de tout. (coup) Les enculés (coup) ont les couilles pleines de coups (coup)

A arrête de taper B. A se recule et regarde B qui rit noyé dans sa douleur.

A : - Connard ! Essaie de faire croire que le héros c'est toi ! Vas-y, fais toi bander ! Tu veux qu'j'te dise, c'est moi le salaud, regarde (il s'approche et donne un coup de pied à B), tu vois ? Je suis une ordure ! Tout ça grâce à toi ! Mais, si t'es un héros, pourquoi que tu te lèves pas ? Hein ? Allez, le héros, arrache-toi de là, tes fans vont s'assécher si tu restes à traîner sur le sol. Allez, faut les faire mouiller, allez !

B regarde A et tout doucement, hoquetant, se relève sans quitter A des yeux. A encourage B de "Allez" et d'applaudissements. B est finalement debout et regarde A. Dans un hurlement, B se jette sur A. Les deux corps tombent et roulent sur le sol. Ils se séparent, se relèvent, se ruent à nouveau l'un sur l'autre, roulent sur le sol, se séparent, se relèvent. Encore deux fois. A la quatrième, au moment où A se jette, B l'esquive, A s'étale de tout son long. B se lève le pied comme pour le frapper au ventre mais s'arrête dans son mouvement. Long moment d'immobilité de A et B. Puis B crache sur A.

B : - Salope.

A s'essuie le visage avec la main, regarde sa main. B se retourne, va à l'autre bout du diamètre du cercle. Il s'assoit en se retournant. Assis par terre face à A. Tous les deux sont essoufflés. A s'assoit à la manière de B, face à lui. Ils se regardent. Silence entrecoupé de halètements.

A : - On a l'air de deux cons.
B : - Ouais.
A : - On dirait deux gosses qui se bagarrent pour rien.
B : - Non, pour ça, justement.
A : - Putain, vas-y, prend la si y a vraiment que ça qui te branche.
B : - Vrai ?
A : - Juré, craché ! (Il crache en direction de B.)
B : - Alors, tu t'écrases ?
A : - J'essaie d'être un peu moins con.
B : - Qu'est-ce que tu veux dire ?
A : - Devine !
B : - Ça veut dire que je suis un con !
A : - Malin !
B se lève et marche en direction de A. A mi-chemin, il s'arrête.
A : - Alors, on n'a plus de jus dans les couilles ? On veut plus se battre ? Ça m'étonne pas. Allez, casse-toi, prends la, fais moi plaisir, j'aime bien aider les paumés.
B rugit et se jette sur A qui esquive au dernier moment. B se retrouve déséquilibré et, d'un ciseau, A le fait tomber à la renverse. A se jette sur lui, les genoux sur les avants bras de B et assis sur la poitrine.
A : - On est en colère ? C'est pas bien ça ! (Il lui savonne les oreilles)
B : - Fils de pute !
A : - On est grossier ? Ouh, le vilain ! (Il lui tance le visage de claques)
Fou de rage, B essaie de désarçonner A qui, bien installé, ne semble pas en danger de choir.
A : - Oh, oh, canasson, calme-toi !
Dans un effort violent, B dégage le bras gauche et va serrer le bas-ventre de A qui hurle. Assurant sa prise, B se dégage complètement, se relève tandis que A, toujours hurlant, essaie de défaire la prise. Une fois debout, B donne un coup de tête à A qui s'écroule, une main sur l'entrejambe et une autre sur le front.
B : - Petit connard. Jusqu'ici, je m'étais retenu.
B donne un coup de pied dans le ventre de A. B retourne A sur le ventre, le soulève et le rejette sur le sol. Une fois, deux fois. Il lui redonne un coup de pied dans les côtes. A prend le pied de B et le tire à lui. B tombe sur les fesses. En rempart, A se glisse sur B. Ils se battent, le corps roulent. Lorsque A prend le dessus, il mord B où il peut et B hurle. Lorsque B prend le dessus, il étrangle A qui lui crache au visage. Chacun se retrouve trois fois dessus. B finit la danse et tente à nouveau d'étrangler A. A décoche un coup de poing à B qui s'effondre sur le côté. A se relève, le secoue. B ne réagit pas. A le secoue plus fort, B ne réagit toujours pas.
A : - Réveille-toi, connard.
B ne bouge pas. A gifle B en lui hurlant des "Réveille-toi". Soudain, B prend la main de A et se relève au niveau de son visage.
B : - Connard, je me reposais.
A : - Putain, putain, putain…(Il se relève, effrayé et recule hors d'atteinte de B). J'ai cru que t'étais crevé. T'entends ? Qu't'étais crevé. Putain, t'étais là, mou comme une chique. J'l'ai crevé. J'l'ai crevé.
B : - T'as eu peur, hein ?
A : - J'suis pas un assassin, t'entends, j'suis pas un assassin.
B : - Moi, ça m'dérangerait pas de te crever.
A : - Qu'tu dis. T'en as jamais vu des morts.
B : - Parce que toi, oui ?
A : - J'ai bien cru qu'c'coup-ci, c'était bon?
B : - T'es trop con. (B se relève).
A : - Pourquoi tu dis ça ? Pourquoi ?
B : - (Cherchant à étrangler A) : Parce que c'est pas possible que je crève puisque c'est toi qui dois crever.
B assure sa prise autour du cou de A. A se débat. Il donne des gifles, des coups de pied à B. B continue de serrer. A commence à étouffer. B relâche un peu la prise.
A : - Pourquoi tu me laisses respirer, vas-y, étrangle-moi !
B : - Je vais prendre tout mon temps.
B resserre sa prise. A frappe avec l'énergie du désespoir. B ne bronche pas. Les gestes de A se font de plus en plus saccadés. B lâche A qui tombe à genoux, respirant, crachant et râlant.
B : - Quand je veux, je te tue.
A est toujours crachant et râlant. Il tente de se relever. B se retourne, hausse les épaules et va pour s'en aller. Dans un sursaut de rage, A se jette en hurlant sur le dos de B qui chancelle et tombe. Toujours crachant et râlant, A se lève au-dessus de B.
A : - Jamais tu me tueras, t'entends ? Jamais ! T'as pas assez de couilles pour ça !
B attrape A. Le jette au sol, lui reprend le cou.
B : - Quand je veux.
A décoche un coup de poing uppercut dans le ventre de B qui se retrouve à chercher son air. A le prend, à son tour, à la gorge.
A : - Non, moi, quand je veux !
B attrape la gorge de A qui, lui, ne lâche pas celle de B. Tous deux se relèvent. Ils semblent serrer tous les deux attendant que l'autre lâche. Mais, aucun ne cède. Longue immobilité supportée par les souffles et le tremblement musculaire des bras. s lâchent tous les deux en même temps.
Haletant, à moitié sonné, B envoie son poing dans la figure de A qui riposte. Dix coups de poing seront échangés entre A et B, tous deux chancelants.
Tous les deux tombent à genoux et corps penchés l'un sur l'autre, se bourrent le ventre de coups de poing.
Puis, tous les deux s'évanouissent. Longue immobilité. A, après un très long moment, remue la main. B, juste après, replie une jambe. L'un et l'autre se réveillent doucement. Ils se relèvent face à face, la bande commence, clopin-clopant, ils reculent et sortent.

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La liste est trop longue.
Bagarres, bagarres, bagarres.

A et B reviennent sur scène, ils se regardent, ils se sourient. NOIR
FIN

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