lundi 17 août 2009

VISITE AFRICAINE


Mon premier texte à l'étranger. Le Gabon a été mon premier "choc". Il m'a renvoyé à la partie liturgique de la scène et à son rôle dans la Cité. Je suis blanc. J'étais dans un pays où a couleur de la peau a eu longtemps un sens et, contrairement à ce que certains croient, on ne se libère pas facilement d'un tel sens. J'ai aussi le souvenir des " enfants du Gabon", troupe de jeunes acteurs tous encore au lycée, qui avaient une vraie coopérative théâtrale. L'argent gagné des représentations était sur un compte commun et une partie était redistribuée à parts égales. L'autre servait, en cas de difficulté. Cette réunion où ils décidèrent de donner assez d'argent à un des membres pour payer l'avortement de sa compagne pour qui personne n'aurait été en mesure d'assurer les frais de maternité. On était si loin des bruits étranges contre l'avortement qu'une certaine classe bourgeoise de mon pays revendique à corps et à passé.
Il fallait que je puisse parler, il fallait que j'utilise l'espace Africain, le rituel de la mort, fausse puisque théâtrale, s'est offert et il y avait Ophélie, la jeune danseuse Gabonaise de la fin que j'ai aperçue un jour à Montpellier. Tant de grâce en elle et tant d'Histoire que je lisais à travers elle…





Un homme vêtu d'une longue tunique blanche est assis dans la pénombre, au bord d'un cercle de lumière. Au centre du rond éclairé, un corps emmailloté de blanc. L'homme déplie une feuille de papier.

L'homme : - (Long silence) … C'est pourquoi, mon bien-aimé père, j'aurai, la semaine prochaine, la grande joie de vous serrer dans mes bras. J'ai déjà mon billet. Dis à ma mère… (Silence. L'homme laisse choir la lettre dans la zone lumineuse. Il y a de courts soupirs, comme s'il pleurait). Lorsque tu arrivas, mon fils, nous étions déjà d'un âge avancé. Malicia, ta mère, craignait beaucoup pour toi. Moi, je craignais pour elle et j'étais très heureux d'avoir peut-être un fils. Ici, le climat n'est pas bon pour les hommes vieux. Conséquemment, il n'est pas bon non plus pour les femmes vieilles. (Silence). Naître a toujours été une grande affaire. Il y a tant de possibilités… Etre mère, à l'âge qu'avait Malicia, nous valut de nombreux quolibets. Certains encore sorciers nous accusaient de provoquer les esprits. Ils disaient que nous le payerions un jour. (Silence). Mon fils, mon fils, tu te ris des superstitions. Combien de fois ne t'es-tu pas moqué de ton pauvre père et la colère que tu eus après Malicia quand tu découvris les fétiches dans tes valises. (Silence. Il claque ses mains l'une contre l'autre).
Tais-toi, vieux fou ! A qui parles-tu ? Où est ton fils ?
(Il claque des mains. Il va s'asseoir loin derrière le public.)
Mon père aimait raconter l'arrivée des autres hommes. Il la tenait du père de son père, qui lui-même, l'avait apprise par son père. C'est une histoire que les pères racontent à leur fils pour qu'elle ne disparaisse pas. Je ne te l'ai jamais racontée encore. (Silence). Tous les matins nous espérions et chantions plus fort que le bruit des vagues. Cela faisait longtemps que la pêche avait était bonne. Le soir, depuis longtemps, nous rentrions avec seulement des coquillages pour les enfants. Les femmes devenaient de moins en moins dociles. Quand la pêche n'est pas bonne et que les femmes se refusent, c'est qu'il va arriver un grand malheur. (Silence). Il arriva. Un grand bateau. Un grand bateau, plus grand que le plus grand que nous ayons construit. Quel pêcheur pouvait avoir un si grand bateau ? Etait-ce lui qui avait volé le poisson et que nos femmes attendaient ? Du flanc du bateau descendit une pirogue. Huit hommes, couverts jusqu'au cou avec d'étranges chapeaux. (Silence). Inquiets, nous prenions nos arcs, nos flèches, nos lances. Pour protéger nos enfants, nous montâmes dans nos pirogues et approchèrent celles des autres hommes. Quand nous les vîmes de près, un rire nous secoua le ventre et monta à nos gorges. Un rire, mon fils, un rire, sorti du plus profond de nous-mêmes, un rire à nous arracher la poitrine. Ces autres hommes, qui nous faisaient si peur, ces autres hommes étaient blancs. (Il éclate de rire et on l'entend se taper les cuisses, secoué par son rire). Il est bon de rire (peu à peu, son rire s'apaise). Le rire est le cri d'un bon esprit. Il chasse les mauvais en cognant dans nos poitrines comme le font les grands singes pour chasser un intrus. Mon père n'aimait pas ce goût que j'avais de rire. Mais mon père, je l'aimais beaucoup, n'avait pas su garder le sens du monde. Il croyait que le monde appartenait aux blancs. (Tout en parlant, il rit silencieusement). Comme toi, il disait que les esprits n'étaient que superstition antédiluvienne. Mon père, je l'aimais, je ne l'ai jamais vu rire. (Silence brusque, il se lève et fait le tour du public). Mais vous êtes là, vous êtes là, je le sens. Esprits qui ne vous décidez pas à me faire du bien ou du mal. Esprits qui surveillez mes actes, mes paroles. Esprits qui voyez dans l'obscurité quelle musique joue mon cœur. (Il s'arrête à une travée et regarde vers la lumière). Esprits, maintenant, vous voyez Malicia, elle arrive vers vous et je n'ai plus beaucoup le temps. (Il s'avance vers la lumière d'une marche hypnotique. A mi-chemin, il s'arrête). Malicia ! (Il crie). Malicia ! (Silence, il attend, immobile). Un jour, un homme, le père de Malicia, entre dans ma case. J'avais quatre ans. Il prend le bras de mon père. Tous deux sortent. (Silence). Je me rappelle je jouais avec un de ces énormes insectes à carapace. Avec une brindille, je le mettais sur le dos. Ses pattes s'agitaient. Puis, il se remettait debout et essayait de marcher. Mais, avec ma brindille, je le mettais sur le dos. Père est rentré. Il m'a appelé. Nous sommes sortis. Malicia, yeux souriants, bouche taquine, frottait sa tête sur la cuisse poussiéreuse de son père. (Silence). Les hommes de la grand pirogue, que savent-ils de nous ? Il y a eu plus de lunes que tous les orteils et les doigts de ceux de mon village. Les pirogues des blancs sont devenus des cargos d'acier. Mais que connaissent-ils de nous ? (Silence). Une blanche s'approche de moi. Elle dit que je l'intéresse. Je suis marié, je lui dis. Depuis quand ? J'avais quatre ans. Ses paupières nacrées clignotent. Je vois son esprit qui invente, j'entends dans ma tête l'horreur qu'elle crée. Mes yeux regardent Malicia et son sourire joyeux quand je lui prête ma brindille et que le cafard s'agite. (Silence, il n'a pas bougé. Fixe, face au cercle de la lumière). Malicia. (Il a crié. Il se remet à taper dans ses mains, il va s'asseoir loin, derrière le public). Ah, esprit, comme tu t'y entends pour me faire parler. Tu connais bien le rythme de mon cœur. Alors, je ne te cacherai rien pour que tu prennes Malicia avec toi et que tu l'aimes comme je l'ai aimée. Sais-tu que Malicia me fermait la bouche quand je parlais des blancs. Elle me mettait sa douce main sur les lèvres et me faisait les gros yeux. Elle me fermait aussi la bouche quand je parlais de mon père. Mais, là, elle m'embrassait avec gentillesse. Mais, maintenant, ses yeux, ses lèvres (Silence). J'aime les blancs, comme j'aime mon père. Comme lui, le blanc a su tout apprendre. Il a commencé par nous apprendre que nous ne savions pas grand chose. Il n'y a rien de plus sage que d'apprendre à celui qui croit que ce qu'il sait est suffisant, qu'en fait, il ne sait pas grand chose. Avant le temps lointain où les poissons ne se laissaient plus pêcher, nous savions construire des huttes, cueillir des fruits, tuer avec des lances et des arcs le gibier dont nous avions besoin. Cela nous était suffisant. Mais quand les poissons revinrent, nous ne savions plus grand chose. (Silence). Jusqu'ici, les esprits suffisaient largement. Mais des blancs nous apprirent que les esprits obéissaient à un esprit plus grand encore et qu'il s'appelait Dieu. Nous pensions bien que les esprits n'avaient pas la même force mais de là à imaginer qu'il y avait un esprit plus fort que les autres. D'où lui venait cette force ? D'une puissance extraordinaire : l'amour. (Long silence). Dame blanche, tu ne comprendras jamais qu'on peut aimer sa femme dès quatre ans. Tu sais pourquoi ? Parce que ce que tu crois savoir en amour te semble suffisant. En fait, tu ne sais pas grand chose, tout comme nous. Bien sûr que je fis l'amour avec Malicia. Les choux et les roses sont rares en Afrique, alors on sait très tôt d'où viennent les enfants. Quand ? Le premier soir de notre mariage. Nous nous sommes couchés nus l'un contre l'autre. Malicia a posé sa tête et sa bouche sur ma poitrine. Je lui ai caressé la tête. Après (Silence), après (Silence), elle s'est endormie. (Silence). C'est tout ? Comment ce n'est pas faire l'amour ? Ce que, dame blanche, vous appelez faire l'amour, je ne sais ce que c'est. Ce n'est pas grand chose. Mais votre Dieu, le plus fort des esprits, ne vous fait-il pas l'amour ? C'est aussi peu de choses que vous le croyez ? Je suis sûr que c'est beaucoup plus (Silence). Malicia avait le plus beau corps qui soit. Très tôt, je savais tout de lui. Mais j'appris vite que je ne savais pas grand chose. (Silence). Mon père m'appelle près de lui. (Il se lève, tousse, renifle). Mon fils, il est temps que Malicia ait un enfant. Ne prend pas cet air surpris. Nous devons lutter contrer l'homme blanc avec nos armes. Il nous a tout pris : nos arbres, le sang de notre terre, notre langue. Il nous a tout donné : la connaissance, la foi, le commerce, l'industrie. Il a des armes plus fortes que nous n'en avons jamais eues. Notre seule arme c'est de nous multiplier. Cette terre est notre terre. Cette terre n'est pas la sienne, il vient ici, mais sa terre est ailleurs. Ici, il est trop peu nombreux. Si nous restons les plus nombreux, il ne pourra pas posséder cette terre. (Nouvelle toux, nouveaux reniflements). J'aime mon père. J'aime les blancs. J'aime Malicia. Nous aurons un enfant. Alors nous avons fait ce que toi, dame blanche, tu appelles l'amour et ce que moi, j'appelle pas grand chose. Nous l'avons fait plusieurs fois et le jour et la nuit. Malicia est une maîtresse femme. Elle savait, elle, la valeur exacte de ce que nous faisions. Elle savait quand il me fallait dormir pour reprendre des forces. Elle savait quand il fallait me réveiller. (Silence). Le soleil et la lune ne sont que poussières. Mes pieds ont foulé tant de fois le tamis du sol. Ma main s'est tenue avec lourdeur sur le bois noueux. Mes lèvres ont goûté à tous les fruits. L'air lui-même est une symphonie. Mais ton sourire me lave de ma fatigue. Tes mains arrachent la peau de ma souillure. Tes lèvres me parlent d'autres rêves. Je t'aime Malicia. (Silence). Alors, je vais voir mon père. C'est fait, je lui dis. Mon père me regarde longuement. Il sourit. J'aime mon père. (Silence). Dans la liqueur séminale on trouve des millions de spermatozoïdes. Lorsque celle-ci entre dans le corps de la femme, ils se déversent vers l'utérus où l'attend une ovule. Un seul parmi les millions pénètrera dans le corps de l'ovule pour la féconder. Après, ce sera la parthénogenèse. L'ovule se multipliera selon les puissances de deux jusqu'à ce qu'apparaisse l'embryon. Pendant neuf mois, les gènes de la mère et ceux du père se combineront selon une loi statistique du hasard. Au bout des neuf mois, un nouvel individu humain sera prêt à naître. (Silence). Ah, homme blanc, tout ce savoir, tout ce savoir que tu nous as donné, à quoi te sert-il ? (Silence). Un jour, mon père me raconta les animaux de la forêt. Il voulait que je sois un chasseur, un bon chasseur. Il me parla d'ebola, le fauve mystérieux, qui ce cache dans les hautes herbes de la savane et que tout le monde, sauf l'homme craint. J'étais un enfant. Le soir, je fis des cauchemars où des ebolas tapis dans l'ombre s'apprêtaient à bondir sur moi. Je me réveillais en hurlant. J'avais crié si fort que mon père vint me voir. (Toux. Il s'avance dans une travée). Qu'as-tu mon fils ? Je vois que ce que tu as vu en dormant t'a effrayé. Les ebolas ? Je n'en vois qu'un ici, c'est toi. Aucun autre ne pourrait te chercher querelle. Rendors-toi et n'oublie pas, tu es Ebola. (Toux, il ne bouge pas). J'aime mon père, il sait tuer les peurs enfantines. (Silence, il se déplace à nouveau). Malicia a beaucoup ri quand je lui ai dit qui j'étais. Il ne se passa pas un jour sans qu'elle me taquine. Elle avait le même rire pour notre fille. (Silence). Oh, esprit, pourquoi es-tu si capricieux ? Qu'avions-nous fait ou dit qui mérita ton courroux ? Ma fille n'avait pas un an qu'une maladie nous la prit et que Malicia arrêta de rire. Mon père pleura beaucoup. Moi, j'étais trop fier pour cela. (Silence) Ma mère était morte peu après ma naissance. C'est ainsi que mon père expliqua à Malicia ma sécheresse dans les yeux. (Silence). Tu t'es trompé père. J'étais plongé dans une grande tristesse. Mais comment aider Malicia si moi aussi je pleurais ? (Silence). Tu vois, dame blanche, l'accusation de mon père, c'est un peu de cela qu'il y a dans l'amour. Accepter d'être incompris seulement pour l'amour de l'autre. N'attendre rien. Tu ne comprends pas ? Ah, dame blanche à quoi te sert tout ton savoir ? (Silence). Parce que je ne pleurais pas, je trouvais les mots anciens, ceux d'avant que nos langues bougent. Je pris Malicia contre moi, je la berçais comme on berce un enfant de quatre ans qui pleure. Je lui murmurai des sons doux. Je la ramenais à l'amour. (Silence). Le soir, seul, je maudissais l'homme blanc, celui qui en savait tant. Quand les poissons avaient quitté la mer, nous étions habitués à la mort, surtout celle d'un jeune enfant. Nous ne luttions pas contre cette perte. Mais avec les poissons est venu l'orgueil inutile de vaincre la mort et l'amertume de la défaite. Ce qui était normal devenait injuste. La mère qui, avant, savait dire au revoir à son enfant, ne savait plus aujourd'hui que souffrir. Qu'avions-nous besoin de vos si nécessaires sciences, nous qui nous en passions ? Homme blanc, tu as le cœur pur et l'esprit égaré par ta propre histoire. Quand comprendras-tu que vivre n'a ni victoire, ni défaite, que les seules batailles que tu mènes c'est toi qui les as désirées ? Est-ce si humiliant d'accepter que la Nature ne se dévoilera jamais toute entière ? Du haut de ta science, de tes lois, du haut de ton savoir, tu n'en as jamais su plus que nous qui n'avions pas besoin de savoir ! (Silence, reniflement, il pleure). Même moi, aujourd'hui, je suis incapable d'accepter la mort. Je te remercie. Je t'aime homme blanc. (Silence). Il a fallu bien longtemps avant que nous ne nous décidions à avoir un autre enfant. Tellement longtemps que nos pères sont morts sans t'avoir vu mon fils. (Silence. Il fait de la musique avec ses cordes vocales et sa bouche, s'arrête, recommence). Mon père voulait être un homme sage. Autrefois, pour devenir un homme sage, on s'asseyait au pied d'un arbre et on parlait. Les autres nous entraînaient à parler plus. Mais les arbres sont une richesse qui rapporte de l'argent. On ne s'assoit plus à son pied. La sagesse est ailleurs. Elle est dans les livres, les fils des arbres. Alors, mon père demanda à aller à l'école. Il a eu des blancs pour professeurs. Ils savaient plein de choses ! Mon père s'en remplissait la tête. Ainsi, pensait-il, il devenait un nouvel homme sage. Quand j'étais plus jeune, le soir, il m'amenait devait le ciel. Que vois-tu, me demandait-il. Je vois des lumières. Ce sont des étoiles. Je vois des étoiles. Tu sais ce qu'est une étoile ? C'est une lumière dans le ciel. Non, ce sont des soleils éteints il y a longtemps. Mais le soleil brille le jour, et maintenant c'est la nuit. Alors il soupirait, me passait une main sur l'épaule, me forçait à m'asseoir et me racontait les étoiles. Il était debout et plus il parlait, plus il gesticulait. Je ne comprenait rien aux chiffres. Mais l'histoire était une histoire, c'est pourquoi j'aimais mon père. (Silence). Un jour, tu me demandas pourquoi les hommes de ta couleur étaient si rarement à la tête des grandes entreprises. Je me rappelle que je t'ai dit que les blancs étaient souvent plus sages que nous pour cela. Je parlais comme mon père. (Silence). Nous ne sommes pas à la tête des entreprises des hommes blancs parce que ce sont des entreprises d'hommes blancs. C'est tout. Je ne pouvais pas te le dire jusqu'ici. Maintenant, mon cœur déborde de colère et l'écume sort en grondant, je ne peux plus la retenir. (Silence). Tu es parti chez l'homme blanc parce que j'aime mon père et qu'il aurait aimé que son petit fils soit un sage parmi les sages. (Silence). Si tu t'étais assis au pied d'un arbre, tu n'aurais pas pleuré pour Malicia et je n'aurais pas eu peur de tes larmes. (Silence). Que me reste-t-il esprit ? J'ai tout perdu : Malicia vient chez toi, mon père y est déjà. Mon fils avec sa peau noire est devenu un blanc. Et Moi ? (Silence) (Il crie) Et Moi ? (Long silence). Avant, nous avions une langue. Aujourd'hui, elle s'appelle un dialecte. Notre langue, c'est la langue des blancs. Ce n'est pas ma langue. (Silence). Non, esprit, ne te fâche pas. Ma colère, tu peux la comprendre. Je dois tout ce que je sais à l'homme blanc et je lui dois aussi de savoir tout ce que je ne sais pas. Merci homme blanc de ta générosité. Pourquoi ne m'as-tu pas laissé primitif ? Pourquoi m'as-tu appris ta langue et à t'imiter et à te connaître ? Car si tu ne me connais pas, je te connais, oh oui, je te connais. (Silence). Tout ce que tu as inventé, au début, tu l'as inventé parce que tu en avais besoin. La terre sur laquelle tu vivais n'avait pas la générosité de ma terre. Elle te montrait que si tu voulais ses richesses, il fallait se battre avec elle. Nous, elle nous donnait ou elle ne nous donnait pas. Quand elle nous donnait, il n'y avait rien à faire. Quand elle ne nous donnait pas, tu le sais bien, il n'y a rien à faire. Quand tu as eu fini d'inventer, de comprendre et de combattre la nature. Tu avais pris l'habitude d'inventer, de comprendre et de combattre. Alors, tu as cherché de nouveaux territoires pour comprendre et combattre et tu n'as plus cessé d'inventer. Quant tu es arrivé, avec les poissons, il y a longtemps que nous n'avions plus besoin d'inventer et de comprendre. Nous nous battions souvent, mais nous étions deux femmes qui se disputent et se surprennent à en venir aux mains. Toi, tu avais même compris ce qu'était que se battre et tu as inventé les guerres. (Silence). Alors quand sont revenus les poissons, tu nous as regardé avec toute ton histoire et tu n'as pas voulu qu'elle ne soit pas nôtre. (Silence). Rappelle toi, dame blanche, avant nous étions inférieurs. Nous avons dû inventer, comprendre et combattre avec toi, contre toi, avec toi. (Silence). Aujourd'hui nous avons tous deux une histoire. (Silence). Père ne m'a jamais battu. Il disait que le moindre coup, même pardonné, restait sur la peau de génération en génération. Il avait appris cela en lisant les fils des arbres. Il disait sur la peau de celui qui frappe et de celui qui reçoit. (Silence). Comprends-tu pourquoi je t'aime ? Nous avons fait la même erreur. Nous avons cru qu'il était possible d'oublier. (Silence). Nous avons cru que nous pourrions avoir les mêmes rêves. Dans les pays blancs, nous avons ce qu'il coûtait à un noir de raconter ses rêves. (Silence. Il reprend sa musique de la bouche. Silence.) Ici, je suis seul. Il n'y a que les esprits qui attendent que je porte Malicia. Et Malicia dans son drap de morte. Alors, je peux raconter mon rêve. (Silence). Elle se lève doucement. Elle est dans la pleine lumière. Elle ne me voit pas. Elle commence à bouger, à danser. Elle ne parle pas. Elle est seulement là, en mouvement et, comme quand elle fermait mes lèvres, je me tais. Elle raconte toute l'histoire, celle que je raconte si mal. Celle de la femme qui est une étoile, une lumière dans la nuit, un jour, ailleurs. Elle est la mort et la vie, le silence et la musique, l'immobilité et le mouvement. Je la regarde. Nous la voyons. Elle nous montre le chemin secret. Nous ne voulons pas comprendre, elle nous combat. Il ne nous reste plus qu'à inventer. Inventer la caresse, la caresse du vent, la douceur de la pluie. Nous regardons et nous ne voyons pas. Pas encore. Mais l'image reste, elle marque nos consciences. Elle illumine notre nuit. Et bien qu'immobiles, nous nous mettons en mouvement. Loin, si loin de nous-mêmes que c'est plus qu'un rêve, c'est là. (Silence. Il se lève et se dirige vers la travée, il s'arrête à son début). Mon fils, bientôt, je te serrerai dans mes bras. Nous saurons rire. Et puis je me tairai. Tu me demanderas. Alors, j'aurai peur de tes larmes. Je te raconterai pourquoi je suis Ebola. Tu pourras pleurer. Mon fils, il n'y a plus de honte à pleurer. Nous avons appris la tristesse. Je ne pourrais pas te montrer son corps, on l'aura brûlé. Mon fils, tu sauras alors combien nous ne savons que peu de choses. Combien le temps ici n'existe pas et que, seules, les femmes ont dans leur corps son secret mortel. Nous serons silencieux quelque temps. Et puis, je te demanderai de raconter. Tu raconteras. Puis tu me demanderas de raconter. Je parlerai. J'espère qu'il y aura, quelque part, un arbre où nous pourrons nous asseoir. (Silence). Maintenant, esprit, je peux te donner Malicia. (Il s'avance dans la travée, il est blanc, il prend le corps et le sort de la lumière). Malicia frottait sa tête sur la cuisse poussiéreuse de son père. Elle prit la brindille et rit avec moi de la maladresse du cafard. Je touchais son bras. Il était doux. Elle tourna sa gentille tête vers moi. (Il remonte la travée et fait le tour du public tout en parlant). Et puis le temps, celui que je ne connais pas. Nous nous mariâmes. Ce soir là, Malicia posa sa tête et sa bouche sur ma poitrine et m'appela de ce surnom de fauve que mon père m'avait donné pour faire fuir les cauchemars. Je lui caressai la tête, ses cheveux embrassaient ma main. Elle s'endormit. Toute la nuit, je restais éveillé, surveillant son sommeil. Avec le jour, elle leva la tête et me sourit. C'était notre première nuit d'amour. Mon père me dit alors qu'il était temps que nous ayons un enfant. Plusieurs fois, le jour et la nuit. Malicia est une maîtresse femme. Elle savait la valeur exacte de ce que nous faisions. Elle savait quand il me fallait dormir pour reprendre des forces. Elle savait quand il fallait me réveiller. Le soleil et la lune ne sont que poussières. Mes pieds ont foulé tant de fois le tamis du sol. Ma main s'est tenue avec lourdeur sur le bois noueux. Mes lèvres ont goûté à tous les fruits. L'air lui-même est une symphonie. Mais ton sourire me lavait de ma fatigue. Tes mains arrachaient la peau de ma souillure. Tes lèvres me parlaient d'autres rêves. Malicia riait en tenant dans ses bras sa fille. Le rire s'arrêta. Parce que je ne pleurais pas, je trouvais les mots anciens, ceux d'avant que notre langue bouge. Je pris Malicia contre moi, je la berçais comme on berce un enfant de quatre ans qui pleure. Je lui murmurai des sons doux. Je la ramenais à l'amour. Que vois-tu ? Je vois des lumières. Ce sont des étoiles. Je vois des étoiles. Qu'est-ce qu'une étoile ? C'est une lumière dans le ciel. Ce sont des soleils éteints il y a longtemps. Mais le soleil brille le jour, et maintenant, c'est la nuit. (Il a fini son parcours, il ramène le corps à sa place dans la lumière, il ramasse la feuille de papier, il la lit. Il la déchire en morceaux et la laisse tomber en flocons sur le corps. Il recule dans l'obscurité, les yeux fixés sur le cadavre. La musique qu'il a chantonnée dans le spectacle apparaît sur la scène. Le corps se lève et se met à danser. Tout doucement, la lumière décline sur la danse de Malicia.)


FIN

Toulon, 2000

UNE PIECE DE COULEURS

C'est la suite à Visite à l'île de Peter Pan, elle n'a pas encore vu le jour. Mais la pièce précédente, même si elle m'avait permis d'écrire ce que je ressentais, là - bas, m'avait laissé sur une impression d'incomplétude. Il y a tant à écrire sur la présence d'une civilisation qui se croit la seule référence sans comprendre qu'elle n'existe que parce qu'elle s'installe dans le cœur de certains comme un ver solitaire dont nul ne peut se débarrasser.
Un jour que je travaillais avec des enfants Ni - Vats et que je leur demandais de mettre en scène leur quotidien, une grande tristesse m'envahit. Je vis combien la culture dont j'étais l'héritier malheureux avait trahi leur vie. Je leur en demandais pardon. C'eût fait un excellent souvenir de cinéma Hollywoodien. Les intellectuels de mon île stérile auraient considéré cela comme une marque obscène de sentimentalisme. Mais les enfants ne pouvaient comprendre combien la simplicité riche de leur vie avaient de sens sur une scène. Malheur à nous qui avons longtemps cru être une référence…



Scène 1 Entre l'annonceur. Il est en tenue de tous les jours, ici, claquettes, short, tee-shirt coloré. Eventuellement, il est muni d'un accessoire bruyant : tambour, crécelle, trompette (cf. l'annonceur dans Le soulier de satin de Claudel )

L'annonceur : - Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, les évènements qui seront racontés ici ne sont le fruit que d'une imagination fuyante. Si des personnages, des histoires ou des moments vous rappellent des réalités que vous avez connues, c'est que l'écrivain a échoué dans sa tentative de dissimulation.
Il est des théâtres fort intelligents qui ne vous représentent que des salades indigestes. Il en est d'autres, moins fréquents, qui prennent la salade mâchée de la vie et vous la servent avec une nouvelle sauce. Si la salade est la même, le goût en est différent. Quant à la digestion, c'est à vous de la faire.
Pour conclure, comme disait un de mes prédécesseurs, c'est ce qui paraîtra le plus inutile qui sera le plus important, le plus drôle qui sera le plus sérieux (les acteurs et le metteur en scène entrent installent l'espace selon les décisions de la mise en scène, certains clouent -bruits de marteaux-, d'autres sifflotent…Il y a une multitude de bruits de fond au discours) le plus triste, le plus amusant et le plus réfléchi, le plus improvisé. (Il va pour sortir, revient)
Et surtout, n'allez gonfler la citrouille de personne en y apportant vos propres pépins d'analyse. (Il sort)


Scène 2 Le metteur en scène claquant dans ses mains.

Le metteur en scène : - Allez, allez, il reste peu de temps (les bruits, les mouvements s'arrêtent) et nous n'avons toujours pas répété le salut. Approchez ! (Tous les acteurs s'approchent. Tournant le dos au public, le metteur en scène s'accroupit face aux acteurs). Pour comprendre l'essence d'un salut, il faut comprendre l'essence de la pièce, l'essence du théâtre. (Les acteurs écoutent, l'un d'eux soupire). J'essaierai d'être bref. Nous avons vécu une histoire. Ce soir, cette histoire, atteint la première marche de l'escalier qui mène à la sortie. Peu importe ce qui est réussi, ce qui aura raté. Ce soir, nous donnons le résultat de ce que nous avons reçu. Plus cela sera précis, plus chacun pourra offrir par son corps, son regard, la richesse de cette histoire. Le public ne verra peut-être que celle de la pièce. Pourtant, il vous faudra donner aussi celle qui a mené à la pièce. (Il désigne un ou une acteur(trice)). La fois où tu as cru que tu n'y arriverais pas. (A un (e) autre). Quand tu as reçu tout cet émerveillement. (A un couple). Votre histoire de fesses dont, j'espère, nul n'a parlé. (A un (e) acteur (trice)). Tout ce désintérêt que tu as de cette pièce et que tu as travaillé jusqu'au bout seulement par respect pour les autres. (Il se relève). Tout, tout doit y être. Au théâtre, le vrai acteur n'est d'abord qu'un être humain. (Il va se ranger à côté des acteurs qui, au fur et à mesure du discours, se sont mis en ligne. Il prend la main proche de la sienne. Une à une les mains se serrent. Ensemble, ils se baissent. Bruits d'applaudissements. La lumière décroît. Elle croît à nouveau, les applaudissements, dont le volume avait baissé avec la lumière s'amplifient).


NOIR

Scène 3 : Acteur 1, acteur 2

Acteur 1 : - Comme cela, pendant un instant, nous avons oublié.
Acteur 2 : - Que comptes-tu faire avec le gouverneur ?
Acteur 1 : - Je vais lui écrire tout ce que nous avons découvert. S'il n'agit pas, je le lui écrirai, je ferai en sorte qu'une solution soit trouvée malgré lui.
Acteur 2 : - Et si tu faisais une bêtise ?
Acteur 1 : - Ce que j'écrirai, encore, dans ce cas-là je dirai avoir agi ainsi puisque le gouverneur n'a pas voulu être responsable.
Acteur 2 : Ca ne va pas plaire.
Acteur 1 : - Ce n'est pas moi qui ai choisi d'être gouverneur.


Scène 4 : Acteur 1, 2, 3, actrice 4. L'acteur 3 et l'actrice 4 entrent, main dans la main.

Acteur 3 : - Nous nous demandions quel genre de pièce nous pourrions jouer la prochaine fois.
Acteur 1 : - La prochaine fois ? Je ne serai plus ici. Vous jouerez sans moi.
Actrice 4 : (allant vers l'acteur 1) Tu vas partir ? Personne ne me l'avait dit.
Acteur 1 : J'ai d'autres choses à faire ailleurs. Je voudrais voir d'autres gens, connaître d'autres cultures.
Actrice 4 : - (regardant acteur 3) Nous te regretterons.
Acteur 2 : - Et moi ?
Acteur 1 : - Tu me regretteras ?
Acteur 2 : - Non, si je partais, vous me regretterez aussi ? (Silence)
Acteur 3 : - J'avais l'idée d'une pièce…
Acteur 1 : - Ah…
Acteur 4 : - Mon chéri, tu as toujours des idées.
Acteur 3 : - Oh, c'était juste une petite idée.
Acteur 2 : - (agacé) Bon, puisque tu n 'attends que ça, je vais te le demander : "qu'est-ce que c'est cette pièce ?"
Acteur 3 : - L'idée m'en est venue après les derniers évènements.
Acteur 1 : - Il faut faire attention, ce pourrait être mal compris.
Acteur 3 : - Oui, je sais. Ca se passerait dans un autre monde où la culture africaine serait celle qui sert de référence au monde entier. La France n'aurait été découverte qu'il y a quelques siècles. Elle aurait été colonisée par les noirs. Il y a peu, elle serait devenue indépendante, mais les noirs, piliers de l'évolution, selon eux, seraient restés nombreux…
Acteur 2 : - En fait, tu changes juste la couleur de la vérité.
Acteur 3 : - Voilà. Et puis, un jour, une troupe d'acteurs blancs décident de raconter cette histoire, mais en inversant les rôles…
Acteur 1 : - Donc, si je résume : vous acteurs blancs, vous joueriez le rôle des noirs dans un monde dirigé par des noirs comme les blancs aujourd'hui...
Acteur 3 : - (Silence) Ce serait cela.
Acteur 4 : - Chéri, tu peux m'expliquer ?

NOIR



Scène 5 : Acteur 1, 2, actrice 4. L'acteur 3 parle en voix off de scène.

Acteur 3 : - Prenons, en exemple, l'éducation. (Il ouvre un dictionnaire, le referme, le pose au sol. Pendant ce temps, actrice 4 devient l'institutrice, acteur 2 et acteur 1 les élèves. L'un est noir, l'autre est blanc. Toute la scène aura lieu tandis qu'acteur 3 fait les cent pas).
Actrice 4 (Institutrice) - Le Vanuatu a été structuré en un seul pays, il y a de cela plus de 2000 ans. On pense que c'est l'ancêtre de Walter Lini qui, à l'aube de l'humanité, a réuni chacune des îles. Leur indépendance était assurée tout en mettant en place des échanges économiques.
Acteur "noir" - Bon, ben, arrête !
Institutrice : - Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Acteur " noir" - Il n'arrête pas de m'embêter !
Institutrice : - Venez-là, tous les deux. (Les deux élèves s'approchent). Toi, (elle désigne l'acteur "noir), raconte ce qui s'est passé.
Acteur "noir" - Il arrête pas de me taper.
Institutrice : - (A acteur "blanc"). C'est vrai ?
Acteur "blanc" - Oui
Institutrice : - Et pour quelle raison tu le tapes ?
Acteur "blanc" - Il arrête pas de me traiter.
Institutrice : - De te… traiter ?
Acteur "blanc" - Oui, je lui ai demandé l'heure et il m'a répondu :" Si t'as pas de montre, t'as qu'à retourner dans ton pays !"
Institutrice : - (A acteur "noir") Tu lui as vraiment dit ça ?
Acteur "noir" - Oui !
Institutrice : - Tu te rends compte de ce que cela signifie ?
Acteur "noir" - Que je suis raciste. Je le sais. Mais, j'assume. Je suis raciste et je n'ai pas honte de le dire.
Institutrice : - D'accord, alors pour que tu apprennes vraiment à assumer, à partir d'aujourd'hui, tu seras toujours assis à côté de lui, c'est toi qui porteras les livres pour tous les deux et cela jusqu'à ce que je change d'avis. Quant à toi (elle s'adresse à l'acteur "blanc") tu ferais mieux d'acheter une montre.

Scène 6 Balance de lumière, l'actrice 4 et les acteurs 1 et 2 sont dans la pénombre ; avance dans la lumière, l'acteur 3

Acteur 3 : - Par contre, je n'arrive pas à me résoudre. Quelle est la couleur de l'institutrice ?
Acteur 2 : - (S'avançant dans la lumière) Logiquement, par rapport à ton histoire, ce devrait être une blanche qui joue une noire.
Actrice 4 : - (entrant à son tour dans la lumière) Alors ? Noire, blanche, jaune, à pois ?
Acteur 3 : - (à actrice 4) Tu commences à comprendre.
Actrice 4 : Ouais, mais je n'aime pas trop ces soi-disantes pièces à message. Ils ne vont jamais jusqu'au bout les messages.
Acteur 2 : - Tu as déjà vu un message ?
Actrice 4 : - Ce qu'il faudrait, c'est une histoire d'amour mais que non seulement les deux amants ne soient pas de la même couleur, mais qu'ils soient de même sexe.

Scène 7 Acteur 2 et acteur 3 sont au centre de la scène. Ils se regardent. Au loin, on entend un tam-tam léger accompagné d'un clavecin. L'un est l'aimé, l'autre est aimée(e).

L'un : - Je sens, en mon cœur, palpiter les ailes d'un merle.
L'autre : - Ils vont par deux, seule la mort les sépare. (Un pas, l'un vers l'autre).
L'un : - Pourquoi ne puis-je avouer ce que mon cœur crie ?
L'autre : - O cœur fais silence, que ma bouche me trahisse. (Un pas, l'autre vers l'un).
L'un : - Illuminé statuaire, offrande mythique, ma corne rompt.
L'autre : - Immobile lumière, dieu soumis, ma faille dure. (Les deux en même temps, un pas dans la direction du partenaire. Ils sont tous les deux corps à corps. Sans qu'ils se touchent toute la sensualité s'échappe).
L'un : - Laisse moi mourir, je t'aime.
L'autre : - Laisse moi t'aimer, je meurs. (Ils font un pas, ils sont dos à dos)
L'un : - Le sexe tendu… Ah, mourir dans cet instant. (Ils font un autre pas, ils se tournent vers le public. L'un va réciter "tu me disais", l'autre, peu à peu, pleure).
L'un : - Tu me disais : Ma femme est belle comme l'aube
Qui monte sur la mer du côté de Tassiriki.
Tu me disais : Ma femme est douce comme l'eau
Qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante.
Tu me disais : Ma femme est fraîche comme l'herbe
Qu'on mâche sous l'étoile au premier rendez-vous.
Tu me disais : Ma femme est simple comme celle
Qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur.
Tu me disais : Ma femme est bonne comme l'aile
Que Mory Kante glorifia dans sa nuit de printemps.

Tu me disais : Ma femme est plus étrange
Que la vierge qui fuit derrière sa blancheur
Et ne livre à l'époux qu'un fantôme à un arbre.

Tu me disais : Je voudrais lui écrire
Qu'il n'est pas une aurore où je n'ai salué
Son image tremblant dans le creux de mes mains.

Tu me disais : Je voudrais la chanter
Avec des mots volés dans le cœur des poètes
Qui sont morts en taisant la merveille entendue.

Tu me disais enfin : Je voudrais revenir
Près d'elle à l'improviste une nuit où le songe
Peut-être insinuerait que je ne serai plus.

Tu es mort camarade
Atrocement dans les supplices
Ta bouche souriant au fabuleux amour.

(Silence, l'un regarde l'autre qui a la tête baissée sur la poitrine. L'un prend la même posture. Ensemble, ils font le signe de la croix).
L'un : André Verdet, Buchenwald, 1945.

Scène 8 Pleine lumière sur le plateau. Acteur 1, acteur 2, acteur 3, actrice 4 se regardent. Il est possible qu'il y ait beaucoup plus d'acteurs. C'est pourquoi je ne numéroterai pas les parlants. Chacun choisira sa ou ses répliques.

Acteur - Quel texte !
Acteur - L'homme est spectateur, amant, victime.
Acteur - Oui mais on s'était promis de faire un théâtre plus drôle, plus proche de la comédie.
Acteur - Et tu ne trouves rien de drôle dans ce que nous avons fait ?
Acteur - Oui, il y a bien deux ou trois gags, mais ce n'est pas une comédie.
Acteur - Moi je sais pourquoi ce n'est pas une comédie !
Acteurs - (ensemble) Pourquoi ?
Acteur - Parce qu'une comédie c'est un travail d'horloger, il faut de la précision dans les rouages, c'est une mécanique d'ensemble.
Acteur - Et nous, c'est plutôt une seïko à quartz.
Acteur - Et puis, pour une comédie, il faut de l'esprit.
Acteur - Et nous, les blancs, nous n'en avons pas assez, c'est ce que les noirs, nos maîtres disent.
Acteur - Tu veux dire : " les noirs, nous n'en avons pas assez, c'est ce que les blancs, nos maîtres, disent."
Acteur - Je te rappelle que nous sommes blancs.
Acteur - Mais non, nous sommes noirs.
Acteur - Blancs !
Acteur - Noirs !
Acteur - (hurlant) Blancs !
Acteur - (hurlant) Noirs!
Silence, la lumière s'éteint.
Acteur - Tu veux bien rallumer. On ne parlait pas de ce noir là !
Acteur - Quoique, dans le noir, nous sommes tous de la même couleur.
(La lumière se refait sur le plateau)
Acteur - Où en étions-nous ?
Acteur - On venait de dire "Blancs" et puis de répondre "N…" (un ou des acteurs se jettent sur lui, lui collent la main sur la bouche, regardent le régisseur lumière).
Acteur - Voilà, il va dire une couleur, mais, toi, le régisseur lumière tu n'es pas concerné. (le ou les acteurs relâchent l'acteur tenu).
L'ex-acteur tenu - Noir.
(Silence, tous regardent le régisseur)
Acteur - (Eclatant de rire) Ca s'appelle un blanc !

NOIR

Scène 9 Elle se passe toutes lumières éteintes. Les acteurs sont munis de lampes torches. Il se passe un long moment de silence. L'un des acteurs, allume sa lampe torche, éclaire le public, puis tourne le faisceau vers le régisseur. Ce dernier est parti. Le faisceau revient sur les spectateurs.

Acteur - Quel spectacle.
Acteur - Il y en a pour tous les goûts.
Acteur - Et nous, nous sommes là, suant et crachant pour eux.
Acteur - Posé sur le cul. Le confort d'avoir payé pour que d'autres triment à leur rapporter la vie.
Acteur - Tiens, j'en devine même qui feront leur blasé.
Acteur - (Voix haut perché) Ils sont d'un risible.
Acteur - (Même jeu de voix) Ce sont de grands enfants.
Acteur - (Même jeu de voix) O ma chère, la première fois que je les ai vus, je n'ai pas cru cela possible.
Acteur - Et puis viennent les jugements.
Acteur - Qu'ils sont cons, mais qu'ils sont cons !
Acteur - Le pire, c'est qu'ils ne nous font pas confiance.
Acteur - Ils n'ont pas de manière, vous voyez, pas de manière.
Acteur - Le temps passe à force de s'habituer, on oublie.
Acteur - Il paraît qu'ils ont des histoires de cul pas très claires.
Acteur - Les jeunes filles sont violées par leur pair.
Acteur - Personne n'y peut rien, on n'a pas de preuves, le gouverneur, lui-même, ne peut rien faire.

Scène 10 Silence. La lumière s'allume. Il y a deux couples sur le sol, soit de couleurs mixtes avec alternance homme femme, soit non. Tout le long de la scène, les deux couples par terre, se serrant, se desserrant, sans jamais s'embrasser.

Acteur - Ma femme est belle comme l'aube qui monte sur la mer du côté de Tassiriki.
Acteur - Ma femme est douce comme l'eau qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante.
Acteur - Ma femme est fraîche comme l'herbe qu'on mâche sous l'étoile au premier rendez-vous.
Acteur - Ma femme est simple comme celle qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur.
Acteur - Ma femme est bonne comme l'aile que Mory Kante glorifia dans sa nuit de printemps.
Acteur - Ma femme est plus étrange que la vierge qui fuit derrière sa blancheur et ne livre à l'époux qu'un fantôme à un arbre.
(Les quatre acteurs, formant deux couples au sol, peu à peu se rapprochent, se mélangent et deviennent un conglomérat de corps en mouvement).
Acteur - Je voudrais lui écrire qu'il n'est pas une aurore où je n'ai salué son image tremblant dans le creux de mes mains.
Acteur - Je voudrais la chanter avec des mots volés dans le cœur des poètes qui sont morts (les quatre acteurs, formant deux couples, mélangés au sol, ne bougent plus) en taisant la nouvelle entendue.
Acteur - Je voudrais revenir près d'elle à l'improviste, une nuit où le songe peut-être insinuerait que je ne serais plus.
(La lumière se centre sur le tas formé par les quatre acteurs, au fur et à mesure du texte suivant)
Acteur - Il apparaît clairement, aujourd'hui, après que nous ayons observé l'histoire qu'il n'existe qu'une seule espèce d'homme capable de mener à bien la destinée de l'humanité. Cette espèce est la nôtre dont l'Histoire, elle-même, a donné la preuve de sa supériorité.

NOIR COMPLET

Scène 11 Dans le noir, on entend le bruit du tam-tam, puis venu d'encore plus loin, la musique d'un groupe musical pour hôtel à touristes sans imagination. Acteur 2 balaie le sol avec ses mains, parfois il ôte son tee-shirt pour essuyer une tâche plus difficile. Acteur 1 est debout, bras croisés, le regarde travailler. Acteur 1 a une voix plaintive, acteur 2 autoritaire.

Acteur 1 - Ce n'est pas ma faute il pleuvait.
Acteur 2 - Travaille et tais-toi.
Acteur 1 - Pouvez-vous me faire une avance?
Acteur 2 - (Otant son tee-shirt) Encore, c'est la deuxième fois ce mois-ci.
Acteur 1 - Mais, c'est pour le baptême de mon fils.
Acteur 2 - Vous vous baptisez combien de fois ici ? (Il remet son tee-shirt)
Acteur 1 - Plis, masta.
Acteur 2 - J'en parlerai avec ma femme.
Acteur 1 - Merci, masta.
Acteur 2 - Arrête de m'appeler masta.
Acteur 1 - Oui
Acteur 2 - (Il s'arrête brusquement de nettoyer, regarde acteur 1, puis se remet à nettoyer). Bien, (silence) je cherche une cuisinière.
Acteur 1 - Il y a ma fille.
Acteur 2 - Celle qui est baptisée ?
Acteur 1 - Non, elle est mariée.
Acteur 2 - Elle a quel âge ?
Acteur 1 - Elle est jeune.
Acteur 2 - Jolie ?
Acteur 1 - Plaira à toi.
Acteur 2 - Bien, amène-la moi demain, mais n'en parle pas à ma femme.
Acteur 1 - Oui.
Acteur 2 - Oui, qui ?
Acteur 1 - Oui, masta.
Acteur 2 - Bien, va-t-en.
Acteur 1 - Oui (il fait demi-tour, va pour sortir, revient), Masta, si ta femme me demande pour l'argent, comment moi pas dire pour ma fille ?
Acteur 2 - (s'arrête de nettoyer, regarde acteur 1, met la main dans sa poche, sort une liasse de billets et la donne à Acteur 1). Tiens.
Acteur 1 prend les billets et s'en va.


Scène 12 Acteur 2

Acteur 2 - Nous sommes venus pour travailler. Travailler (Il s'arrête, à genoux, regarde le sol). Foutues tâches. Putain de merde. (Il ôte son tee-shirt et se met à frotter avec). Nous ne savions pas qu'il y en avait d'autres. (Silence). Faire les bagages, convaincre ses femmes que là-bas il y a du travail, du travail, de l'argent. (Silence). Les enfants qui courent sur le bateau. Nous sommes un peu dépassés. Mais là-bas, là-bas, il y a du travail, du travail, de l'argent. (Silence). Le jour où nous sommes arrivés. Nous n'étions pas seuls. Le cloc-cloc dans la poitrine. Etre à la hauteur, bon dieu, être à la hauteur, que personne ne voit notre couleur. Seulement notre travail, notre travail, et l'argent, l'argent.

Scène 13 Acteur 2 - Acteur 3

Acteur 3 - (entrant en courant) Papa, papa, les professeurs m'en veulent, ils m'ont mis dehors, ils sont racistes, papa !
(Acteur 3 tombe à genoux, acteur 2, le serre dans ses bras)
Acteur 2 - Que t'ont-ils fait, mon fils ?
Acteur 3 - Je n'étais pas d'accord, je l'ai dit. Mais, ils m'ont dit qu'on ne peut pas être pas d'accord comme ça. Alors, j'ai dit non.
Acteur 2 - Tu es mon fils, c'est toi qui a raison.
Acteur 3 - Va leur dire, papa, va leur dire, je souffre, papa, je souffre.
Acteur 2 - Ne souffre plus mon fils, je suis ton père.
Acteur 3 - O papa, si tu avais vu.
(changement de lumière, acteur 2 devient le professeur, acteur 3 reste l'enfant)
Acteur 2 - Monsieur le professeur, je ne suis pas d'accord. Je ne sais pas le dire autrement, je ne suis pas d'accord, ce sont les seuls mots qui me viennent, je ne suis pas d'accord.
Acteur 3 - Vous pouvez ne pas être d'accord. Mais, que dois-je faire? Considérer que vous, vous êtes plus important que tous les autres ? Je veux bien faire attention, mais ne me reprocherez-vous alors de vous traiter différemment des autres ?
Acteur 2 - Je ne suis pas d'accord, je ne suis pas d'accord. Alors je souffre et je me défends. Je ne suis pas d'accord et je veux vous détruire, pas pour vous faire du mal, seulement pour ne pas souffrir.
Acteur 3 - Vous n'êtes pas d'accord, vous n'êtes pas d'accord, alors je souffre et je me défends. Vous n'êtes pas d'accord, et je dois vous arrêter, pas pour vous faire du mal, seulement pour ne pas souffrir.

NOIR

Scène 14 (Le texte est dit dans le noir)

Acteur - Il apparaît clairement, aujourd'hui, après que nous ayons observé l'histoire qu'il n'existe qu'une seule espèce d'homme capable de mener à bien la destinée de l'humanité. Cette espèce est la nôtre dont l'Histoire, elle-même, a donné la preuve de sa supériorité.

Scène 15 Les acteurs, moins un, courent dans tous les sens. Là aussi, je ne numéroterai pas les acteurs. Chacun décidera de ce qu'il veut dire. Certaines répliques peuvent être dites à plusieurs et d'autres peuvent être doublées.

Acteur - Le gouverneur, le gouverneur !
Acteur - O mon Dieu, mon Dieu !
Acteur - (regardant vers le fond de la salle) Il arrive avec sa voiture, son chauffeur et sa femme.
Acteur - Suis-je bien habillé ?
Acteur - Ne va-t-il rien me dire ?
Acteur - Mais faites un effort, c'est le gouverneur !
Acteur - (retournant au fond de la salle) Il est descendu de sa voiture, il est parti pisser au bord de la route, le chauffeur est avec sa femme, il se secoue, il remonte sa braguette, il revient dans la voiture, le chauffeur démarre, sa femme l'embrasse.
Acteur - Ils forment un si beau couple !
Acteur - Il arrive, il arrive.
Acteur - Ah non, tu ne vas pas te présenter en short !
Acteur - Le voilà, le voilà !

Scène 16 Le gouverneur entre, les acteurs lui font la haie. Chaque fois que le gouverneur passe devant un acteur, celui-ci le salue. Les saluts sont de plus en plus à ras de terre. Le gouverneur vient se poser devant le public.

Le gouverneur : - Je suis le gouverneur, c'est moi ! Je représente ceux que je gouverne parce que je suis le gouverneur. Ce n'est pas moi qui dirige. Je ne suis pas un directeur. Je suis un gouverneur, ça vient de gouvernail, en fait, je compose avec les éléments pour trouver la meilleure direction. Voilà pourquoi je suis…
Les acteurs - Bravo, bravo ! Quel discours ! Merveilleux, quelle audace ! Quel homme ! Quel gouverneur ! (Des acteurs sortent et amènent un trône, chaise ou WC au choix. Le gouverneur s'assoit. Les acteurs se mettent à la file indienne. S'il n'y a pas beaucoup d'acteurs, les acteurs qui auront présenté leur demande se mettront en bout de queue pour repasser).

Le gouverneur - Allons, présentez-moi vos doléances.
Revendication 1 - On fait souffrir mon fils !
Le gouverneur - Cela est trop difficile pour moi, allez voir mes associés, ils ne trouveront pas de solution mais ils arrangeront l'affaire.
Revendication 2 - On fait souffrir mon fils !
Le gouverneur - Encore ! Que votre fils arrête de souffrir, c'est ce qu'il y a de mieux pour lui.
Revendication 3 - Je veux être beau, célèbre, riche.
Le gouverneur - J'ai beaucoup d'intérêt pour les gens comme vous. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
Revendication 4 - Comment faire pour être gouverneur ?
Le gouverneur - J'ai beaucoup d'intérêt pour les gens comme vous. Je ferai tut ce qui est en mon pouvoir.
Revendication 5 - C'est pour une affaire d'inceste.
Le gouverneur - Vous confondez, je ne suis pas assistante sociale, je suis gouverneur.
Revendication 6 - Je me suis moqué de quelqu'un qui avait le pouvoir et il m' a interdit.
Le gouverneur - Nous sommes en démocratie.
Revendication 7 - On fait souffrir les hommes, les fils, les filles, les femmes.
Le gouverneur - Je ne suis que gouverneur, je ne peux rien faire.
Revendication 8 - (l'acteur met un genou à terre, éclate de rire) Quel gouverneur vous faites !
Le gouverneur - Je vous interdis !
Tous les acteurs se jettent sur l'acteur de la revendication 8. Le gouverneur se lève.
Le gouverneur - Il est trop facile de moquer ce que l'on ne comprend pas. Vous me reprochez quoi, en fait ? Mon pouvoir ? Ma façon de gérer les problèmes ? Etes-vous si aveugle pour ne pas comprendre que ce pouvoir est un handicap ? Je voudrais souvent agir, mais si je me laisse aller, ceux qui me conseillent, m'aident et m'aiment, m'abandonneront. Je serais seul. Je ne serais plus gouverneur. J'ai du pouvoir, oui, mais c'est tout. Je peux vous chasser, vous emprisonner, vous faire disparaître, mais qu'est-ce ? Quoi que je fasse, j'aurai tort pour certains, plus ou moins nombreux/ C'est ça le pouvoir ? Créer des camps et chercher le soutien de ceux qui ne veulent pas m'aimer.

Scène 17 Les acteurs lâchent l'acteur de la revendication 8, avec le gouverneur, ils se mettent en file indienne devant le trône, chacun, à tour de rôle, et en muet, viennent présenter une revendication au trône. Au fur et à mesure, les exclamations de bonheur et de remerciements des acteurs deviennent de plus en plus expansives. Chaque acteur ne passe qu'une fois et sort. Le dernier acteur fait carrément l'amour au trône, puis se couche de côté, allume une cigarette.

Acteur - Alors, heureux ?
Il se lève et prend le trône sous son bras, comme une compagne.

NOIR

Scène 18 Entre l'actrice qui avait été institutrice à la scène 6 et l'acteur qui avait été le père-professeur à la scène 13. Ils viennent se mettre face au public.

Actrice - Bien que la couleur ait été le point de départ, il semble que, encore une fois, ce soit l'amour le centre du débat.
Acteur - Ah, l'amour, sentiment merveilleux, vieux comme l'humanité.
Actrice - C'est d'abord des peaux qui se frottent, des odeurs, des liquides qui se transvasent.
Acteur - Toi ! Tu réduis l'amour à ce schéma puéril des corps ?
Actrice - Parce que toi, non ?
Acteur - C'est trop facile. L'amour, c'est d'abord un sentiment.
Actrice - Mes couilles
Acteur - Pardon ?
Actrice - Que penses-tu des pédés ?
Acteur (gêné) - Eh bien… l'amour est un sentiment, il …n'a pas de sexe…
Actrice - Pas facile à tenir, hein, le discours. Y a quelque chose qui bloque (elle fait un pas vers lui). Ce ne serait pas les peaux qui se frottent, les odeurs, les liquides qui se transvasent qui t'empêchent de déblatérer ?
Acteur - C'est vrai, comment un homme peut aimer un homme ?
Actrice - Ou une femme, une femme ?
Acteur - Mais là, ça me dérange moins.
Actrice - Parce que tu n'es pas une femme ou par manque de liquide ?
Acteur (rougissant) - Comme tu y vas !
Actrice - (Avançant sur lui et de plus en plus agressive) Je déteste les hypocrites de ton espèce.
Acteur - Moi, hypocrite ?
Actrice - Tout plein de jolis mots mais qui se refusent à accepter le vrai, le concret, le charnel.
Acteur - Je ne te permets pas !
Actrice - Ca te dérange de voir avec des mots deux corps à poil identiques, en train de baiser et de penser qu'ils le font par amour ?
Acteur - Mais le corps n'est pas le cœur !
Actrice - Et le cœur est dans le corps. (Jusqu'à la fin de la scène, elle battra et soumettra l'acteur qui doit finir la scène couché au sol et l'actrice sur lui l'empêchant tout mouvement).
Acteur - L'Amour a donné la poésie, les plus belles œuvres du monde !
Actrice - Et, les tiens, vous vous êtes appropriés cela et en avez banni l'ossature pour vous extasier devant des restes !
Acteur - Il n'y a pas d'os dans le sexe.
Actrice - Cher esprit, ouvre-moi les portes pour fuir la vérité.
Acteur - Mais, laisse-moi !
Actrice - Jamais! Tant que tu ne pourras imaginer deux couleurs qui se baisent, deux mêmes sexes sans frémir, je viendrai sur toi, je te dessinerai avec mon corps, avec ma bouche, avec mes mains ce que tu imagines mal. Je te ferai homo, blanc, noir, travesti. Tant que tu ne l'accepteras pas ! Je planterai ton nez bouché dans toutes les pourritures que nous sommes ! Je ne te laisserai rien ! Rien ! (Elle est devenue très violente. Puis un long silence. Lui ne peut pas bouger. Elle sur lui, pleure). Quand tu auras vu, ce que moi, la femelle, la pute, la vierge, l'inférieur, je vis chaque mois et à chaque naissance. Alors, peut-être, nous découvrirons où est l'homme. Pas là où les tiens l'ont mis. Pas dans ce papier glacé et cette identité aseptisée. Dans la merde, la pisse, la glaire et le pus et seulement là, nous trouverons l'exceptionnel. (Elle se penche et l'embrasse). Il y a tant à souffrir, pour aimer.

NOIR

Scène 19 Acteur, actrice. Ils sont debout, même disposition qu'à la scène 3.

Acteur - Comme cela, pendant un instant, nous avons oublié.
Actrice - Que comptes-tu faire, avec le gouverneur ?
Acteur - Je vais lui écrire ce que nous avons découvert.
Actrice - Et si tu fais une bêtise ?
Acteur - Ce que j'écrirai, encore, dans ce cas-là.
Actrice - Ca ne va pas plaire.
Acteur - Ce n'est pas moi qui ai choisi d'être gouverneur.

Scène 20 Tous les acteurs entrent, l'acteur de la scène 19 joue le rôle du metteur en scène. Les acteurs ont le même disposition qu'à la scène 2.

Le metteur en scène - J'essaierai d'être bref. Nous avons vécu une histoire. Nous avons partagé ce qui est réussi et ce qui est raté. Ce soir, nous avons donné. Le public a reçu. Nous avons donné avec notre corps, notre regard, la richesse de cette histoire. Nous n'avons jamais menti, rien caché. (Il désigne "l'un" de la scène 7). Quand tu as reçu tout cet émerveillement. (Il désigne le gouverneur) Quand tu as cru que tu n'y arriverais pas. (A l'actrice) Notre histoire de fesses dont j'espère, nul n'a parlé. Tout cet intérêt, tout ce désintérêt, tout, tout est là, perceptible entre nous tous. (Il va prendre sa place avec les acteurs). Messieurs, mesdames, mesdemoiselles du public, cette envie que j'ai de rire et de pleurer, de chanter et de me taire, cette épaisseur soudaine de l'air, vous nous la devez et nous vous la devons. Au théâtre, il n'y a pas d'acteurs, il n'y a que de l'humain. (Ils saluent).

NOIR FINAL

Toulon, 2000

UNE PIECE DE COULEURS

C'est la suite à Visite à l'île de Peter Pan, elle n'a pas encore vu le jour. Mais la pièce précédente, même si elle m'avait permis d'écrire ce que je ressentais, là - bas, m'avait laissé sur une impression d'incomplétude. Il y a tant à écrire sur la présence d'une civilisation qui se croit la seule référence sans comprendre qu'elle n'existe que parce qu'elle s'installe dans le cœur de certains comme un ver solitaire dont nul ne peut se débarrasser.
Un jour que je travaillais avec des enfants Ni - Vats et que je leur demandais de mettre en scène leur quotidien, une grande tristesse m'envahit. Je vis combien la culture dont j'étais l'héritier malheureux avait trahi leur vie. Je leur en demandais pardon. C'eût fait un excellent souvenir de cinéma Hollywoodien. Les intellectuels de mon île stérile auraient considéré cela comme une marque obscène de sentimentalisme. Mais les enfants ne pouvaient comprendre combien la simplicité riche de leur vie avaient de sens sur une scène. Malheur à nous qui avons longtemps cru être une référence…



Scène 1 Entre l'annonceur. Il est en tenue de tous les jours, ici, claquettes, short, tee-shirt coloré. Eventuellement, il est muni d'un accessoire bruyant : tambour, crécelle, trompette (cf. l'annonceur dans Le soulier de satin de Claudel )

L'annonceur : - Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, les évènements qui seront racontés ici ne sont le fruit que d'une imagination fuyante. Si des personnages, des histoires ou des moments vous rappellent des réalités que vous avez connues, c'est que l'écrivain a échoué dans sa tentative de dissimulation.
Il est des théâtres fort intelligents qui ne vous représentent que des salades indigestes. Il en est d'autres, moins fréquents, qui prennent la salade mâchée de la vie et vous la servent avec une nouvelle sauce. Si la salade est la même, le goût en est différent. Quant à la digestion, c'est à vous de la faire.
Pour conclure, comme disait un de mes prédécesseurs, c'est ce qui paraîtra le plus inutile qui sera le plus important, le plus drôle qui sera le plus sérieux (les acteurs et le metteur en scène entrent installent l'espace selon les décisions de la mise en scène, certains clouent -bruits de marteaux-, d'autres sifflotent…Il y a une multitude de bruits de fond au discours) le plus triste, le plus amusant et le plus réfléchi, le plus improvisé. (Il va pour sortir, revient)
Et surtout, n'allez gonfler la citrouille de personne en y apportant vos propres pépins d'analyse. (Il sort)


Scène 2 Le metteur en scène claquant dans ses mains.

Le metteur en scène : - Allez, allez, il reste peu de temps (les bruits, les mouvements s'arrêtent) et nous n'avons toujours pas répété le salut. Approchez ! (Tous les acteurs s'approchent. Tournant le dos au public, le metteur en scène s'accroupit face aux acteurs). Pour comprendre l'essence d'un salut, il faut comprendre l'essence de la pièce, l'essence du théâtre. (Les acteurs écoutent, l'un d'eux soupire). J'essaierai d'être bref. Nous avons vécu une histoire. Ce soir, cette histoire, atteint la première marche de l'escalier qui mène à la sortie. Peu importe ce qui est réussi, ce qui aura raté. Ce soir, nous donnons le résultat de ce que nous avons reçu. Plus cela sera précis, plus chacun pourra offrir par son corps, son regard, la richesse de cette histoire. Le public ne verra peut-être que celle de la pièce. Pourtant, il vous faudra donner aussi celle qui a mené à la pièce. (Il désigne un ou une acteur(trice)). La fois où tu as cru que tu n'y arriverais pas. (A un (e) autre). Quand tu as reçu tout cet émerveillement. (A un couple). Votre histoire de fesses dont, j'espère, nul n'a parlé. (A un (e) acteur (trice)). Tout ce désintérêt que tu as de cette pièce et que tu as travaillé jusqu'au bout seulement par respect pour les autres. (Il se relève). Tout, tout doit y être. Au théâtre, le vrai acteur n'est d'abord qu'un être humain. (Il va se ranger à côté des acteurs qui, au fur et à mesure du discours, se sont mis en ligne. Il prend la main proche de la sienne. Une à une les mains se serrent. Ensemble, ils se baissent. Bruits d'applaudissements. La lumière décroît. Elle croît à nouveau, les applaudissements, dont le volume avait baissé avec la lumière s'amplifient).


NOIR

Scène 3 : Acteur 1, acteur 2

Acteur 1 : - Comme cela, pendant un instant, nous avons oublié.
Acteur 2 : - Que comptes-tu faire avec le gouverneur ?
Acteur 1 : - Je vais lui écrire tout ce que nous avons découvert. S'il n'agit pas, je le lui écrirai, je ferai en sorte qu'une solution soit trouvée malgré lui.
Acteur 2 : - Et si tu faisais une bêtise ?
Acteur 1 : - Ce que j'écrirai, encore, dans ce cas-là je dirai avoir agi ainsi puisque le gouverneur n'a pas voulu être responsable.
Acteur 2 : Ca ne va pas plaire.
Acteur 1 : - Ce n'est pas moi qui ai choisi d'être gouverneur.


Scène 4 : Acteur 1, 2, 3, actrice 4. L'acteur 3 et l'actrice 4 entrent, main dans la main.

Acteur 3 : - Nous nous demandions quel genre de pièce nous pourrions jouer la prochaine fois.
Acteur 1 : - La prochaine fois ? Je ne serai plus ici. Vous jouerez sans moi.
Actrice 4 : (allant vers l'acteur 1) Tu vas partir ? Personne ne me l'avait dit.
Acteur 1 : J'ai d'autres choses à faire ailleurs. Je voudrais voir d'autres gens, connaître d'autres cultures.
Actrice 4 : - (regardant acteur 3) Nous te regretterons.
Acteur 2 : - Et moi ?
Acteur 1 : - Tu me regretteras ?
Acteur 2 : - Non, si je partais, vous me regretterez aussi ? (Silence)
Acteur 3 : - J'avais l'idée d'une pièce…
Acteur 1 : - Ah…
Acteur 4 : - Mon chéri, tu as toujours des idées.
Acteur 3 : - Oh, c'était juste une petite idée.
Acteur 2 : - (agacé) Bon, puisque tu n 'attends que ça, je vais te le demander : "qu'est-ce que c'est cette pièce ?"
Acteur 3 : - L'idée m'en est venue après les derniers évènements.
Acteur 1 : - Il faut faire attention, ce pourrait être mal compris.
Acteur 3 : - Oui, je sais. Ca se passerait dans un autre monde où la culture africaine serait celle qui sert de référence au monde entier. La France n'aurait été découverte qu'il y a quelques siècles. Elle aurait été colonisée par les noirs. Il y a peu, elle serait devenue indépendante, mais les noirs, piliers de l'évolution, selon eux, seraient restés nombreux…
Acteur 2 : - En fait, tu changes juste la couleur de la vérité.
Acteur 3 : - Voilà. Et puis, un jour, une troupe d'acteurs blancs décident de raconter cette histoire, mais en inversant les rôles…
Acteur 1 : - Donc, si je résume : vous acteurs blancs, vous joueriez le rôle des noirs dans un monde dirigé par des noirs comme les blancs aujourd'hui...
Acteur 3 : - (Silence) Ce serait cela.
Acteur 4 : - Chéri, tu peux m'expliquer ?

NOIR



Scène 5 : Acteur 1, 2, actrice 4. L'acteur 3 parle en voix off de scène.

Acteur 3 : - Prenons, en exemple, l'éducation. (Il ouvre un dictionnaire, le referme, le pose au sol. Pendant ce temps, actrice 4 devient l'institutrice, acteur 2 et acteur 1 les élèves. L'un est noir, l'autre est blanc. Toute la scène aura lieu tandis qu'acteur 3 fait les cent pas).
Actrice 4 (Institutrice) - Le Vanuatu a été structuré en un seul pays, il y a de cela plus de 2000 ans. On pense que c'est l'ancêtre de Walter Lini qui, à l'aube de l'humanité, a réuni chacune des îles. Leur indépendance était assurée tout en mettant en place des échanges économiques.
Acteur "noir" - Bon, ben, arrête !
Institutrice : - Qu'est-ce qu'il t'arrive ?
Acteur " noir" - Il n'arrête pas de m'embêter !
Institutrice : - Venez-là, tous les deux. (Les deux élèves s'approchent). Toi, (elle désigne l'acteur "noir), raconte ce qui s'est passé.
Acteur "noir" - Il arrête pas de me taper.
Institutrice : - (A acteur "blanc"). C'est vrai ?
Acteur "blanc" - Oui
Institutrice : - Et pour quelle raison tu le tapes ?
Acteur "blanc" - Il arrête pas de me traiter.
Institutrice : - De te… traiter ?
Acteur "blanc" - Oui, je lui ai demandé l'heure et il m'a répondu :" Si t'as pas de montre, t'as qu'à retourner dans ton pays !"
Institutrice : - (A acteur "noir") Tu lui as vraiment dit ça ?
Acteur "noir" - Oui !
Institutrice : - Tu te rends compte de ce que cela signifie ?
Acteur "noir" - Que je suis raciste. Je le sais. Mais, j'assume. Je suis raciste et je n'ai pas honte de le dire.
Institutrice : - D'accord, alors pour que tu apprennes vraiment à assumer, à partir d'aujourd'hui, tu seras toujours assis à côté de lui, c'est toi qui porteras les livres pour tous les deux et cela jusqu'à ce que je change d'avis. Quant à toi (elle s'adresse à l'acteur "blanc") tu ferais mieux d'acheter une montre.

Scène 6 Balance de lumière, l'actrice 4 et les acteurs 1 et 2 sont dans la pénombre ; avance dans la lumière, l'acteur 3

Acteur 3 : - Par contre, je n'arrive pas à me résoudre. Quelle est la couleur de l'institutrice ?
Acteur 2 : - (S'avançant dans la lumière) Logiquement, par rapport à ton histoire, ce devrait être une blanche qui joue une noire.
Actrice 4 : - (entrant à son tour dans la lumière) Alors ? Noire, blanche, jaune, à pois ?
Acteur 3 : - (à actrice 4) Tu commences à comprendre.
Actrice 4 : Ouais, mais je n'aime pas trop ces soi-disantes pièces à message. Ils ne vont jamais jusqu'au bout les messages.
Acteur 2 : - Tu as déjà vu un message ?
Actrice 4 : - Ce qu'il faudrait, c'est une histoire d'amour mais que non seulement les deux amants ne soient pas de la même couleur, mais qu'ils soient de même sexe.

Scène 7 Acteur 2 et acteur 3 sont au centre de la scène. Ils se regardent. Au loin, on entend un tam-tam léger accompagné d'un clavecin. L'un est l'aimé, l'autre est aimée(e).

L'un : - Je sens, en mon cœur, palpiter les ailes d'un merle.
L'autre : - Ils vont par deux, seule la mort les sépare. (Un pas, l'un vers l'autre).
L'un : - Pourquoi ne puis-je avouer ce que mon cœur crie ?
L'autre : - O cœur fais silence, que ma bouche me trahisse. (Un pas, l'autre vers l'un).
L'un : - Illuminé statuaire, offrande mythique, ma corne rompt.
L'autre : - Immobile lumière, dieu soumis, ma faille dure. (Les deux en même temps, un pas dans la direction du partenaire. Ils sont tous les deux corps à corps. Sans qu'ils se touchent toute la sensualité s'échappe).
L'un : - Laisse moi mourir, je t'aime.
L'autre : - Laisse moi t'aimer, je meurs. (Ils font un pas, ils sont dos à dos)
L'un : - Le sexe tendu… Ah, mourir dans cet instant. (Ils font un autre pas, ils se tournent vers le public. L'un va réciter "tu me disais", l'autre, peu à peu, pleure).
L'un : - Tu me disais : Ma femme est belle comme l'aube
Qui monte sur la mer du côté de Tassiriki.
Tu me disais : Ma femme est douce comme l'eau
Qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante.
Tu me disais : Ma femme est fraîche comme l'herbe
Qu'on mâche sous l'étoile au premier rendez-vous.
Tu me disais : Ma femme est simple comme celle
Qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur.
Tu me disais : Ma femme est bonne comme l'aile
Que Mory Kante glorifia dans sa nuit de printemps.

Tu me disais : Ma femme est plus étrange
Que la vierge qui fuit derrière sa blancheur
Et ne livre à l'époux qu'un fantôme à un arbre.

Tu me disais : Je voudrais lui écrire
Qu'il n'est pas une aurore où je n'ai salué
Son image tremblant dans le creux de mes mains.

Tu me disais : Je voudrais la chanter
Avec des mots volés dans le cœur des poètes
Qui sont morts en taisant la merveille entendue.

Tu me disais enfin : Je voudrais revenir
Près d'elle à l'improviste une nuit où le songe
Peut-être insinuerait que je ne serai plus.

Tu es mort camarade
Atrocement dans les supplices
Ta bouche souriant au fabuleux amour.

(Silence, l'un regarde l'autre qui a la tête baissée sur la poitrine. L'un prend la même posture. Ensemble, ils font le signe de la croix).
L'un : André Verdet, Buchenwald, 1945.

Scène 8 Pleine lumière sur le plateau. Acteur 1, acteur 2, acteur 3, actrice 4 se regardent. Il est possible qu'il y ait beaucoup plus d'acteurs. C'est pourquoi je ne numéroterai pas les parlants. Chacun choisira sa ou ses répliques.

Acteur - Quel texte !
Acteur - L'homme est spectateur, amant, victime.
Acteur - Oui mais on s'était promis de faire un théâtre plus drôle, plus proche de la comédie.
Acteur - Et tu ne trouves rien de drôle dans ce que nous avons fait ?
Acteur - Oui, il y a bien deux ou trois gags, mais ce n'est pas une comédie.
Acteur - Moi je sais pourquoi ce n'est pas une comédie !
Acteurs - (ensemble) Pourquoi ?
Acteur - Parce qu'une comédie c'est un travail d'horloger, il faut de la précision dans les rouages, c'est une mécanique d'ensemble.
Acteur - Et nous, c'est plutôt une seïko à quartz.
Acteur - Et puis, pour une comédie, il faut de l'esprit.
Acteur - Et nous, les blancs, nous n'en avons pas assez, c'est ce que les noirs, nos maîtres disent.
Acteur - Tu veux dire : " les noirs, nous n'en avons pas assez, c'est ce que les blancs, nos maîtres, disent."
Acteur - Je te rappelle que nous sommes blancs.
Acteur - Mais non, nous sommes noirs.
Acteur - Blancs !
Acteur - Noirs !
Acteur - (hurlant) Blancs !
Acteur - (hurlant) Noirs!
Silence, la lumière s'éteint.
Acteur - Tu veux bien rallumer. On ne parlait pas de ce noir là !
Acteur - Quoique, dans le noir, nous sommes tous de la même couleur.
(La lumière se refait sur le plateau)
Acteur - Où en étions-nous ?
Acteur - On venait de dire "Blancs" et puis de répondre "N…" (un ou des acteurs se jettent sur lui, lui collent la main sur la bouche, regardent le régisseur lumière).
Acteur - Voilà, il va dire une couleur, mais, toi, le régisseur lumière tu n'es pas concerné. (le ou les acteurs relâchent l'acteur tenu).
L'ex-acteur tenu - Noir.
(Silence, tous regardent le régisseur)
Acteur - (Eclatant de rire) Ca s'appelle un blanc !

NOIR

Scène 9 Elle se passe toutes lumières éteintes. Les acteurs sont munis de lampes torches. Il se passe un long moment de silence. L'un des acteurs, allume sa lampe torche, éclaire le public, puis tourne le faisceau vers le régisseur. Ce dernier est parti. Le faisceau revient sur les spectateurs.

Acteur - Quel spectacle.
Acteur - Il y en a pour tous les goûts.
Acteur - Et nous, nous sommes là, suant et crachant pour eux.
Acteur - Posé sur le cul. Le confort d'avoir payé pour que d'autres triment à leur rapporter la vie.
Acteur - Tiens, j'en devine même qui feront leur blasé.
Acteur - (Voix haut perché) Ils sont d'un risible.
Acteur - (Même jeu de voix) Ce sont de grands enfants.
Acteur - (Même jeu de voix) O ma chère, la première fois que je les ai vus, je n'ai pas cru cela possible.
Acteur - Et puis viennent les jugements.
Acteur - Qu'ils sont cons, mais qu'ils sont cons !
Acteur - Le pire, c'est qu'ils ne nous font pas confiance.
Acteur - Ils n'ont pas de manière, vous voyez, pas de manière.
Acteur - Le temps passe à force de s'habituer, on oublie.
Acteur - Il paraît qu'ils ont des histoires de cul pas très claires.
Acteur - Les jeunes filles sont violées par leur pair.
Acteur - Personne n'y peut rien, on n'a pas de preuves, le gouverneur, lui-même, ne peut rien faire.

Scène 10 Silence. La lumière s'allume. Il y a deux couples sur le sol, soit de couleurs mixtes avec alternance homme femme, soit non. Tout le long de la scène, les deux couples par terre, se serrant, se desserrant, sans jamais s'embrasser.

Acteur - Ma femme est belle comme l'aube qui monte sur la mer du côté de Tassiriki.
Acteur - Ma femme est douce comme l'eau qui poudre aux yeux mi-clos de la biche dormante.
Acteur - Ma femme est fraîche comme l'herbe qu'on mâche sous l'étoile au premier rendez-vous.
Acteur - Ma femme est simple comme celle qui perdant sa pantoufle y gagna son bonheur.
Acteur - Ma femme est bonne comme l'aile que Mory Kante glorifia dans sa nuit de printemps.
Acteur - Ma femme est plus étrange que la vierge qui fuit derrière sa blancheur et ne livre à l'époux qu'un fantôme à un arbre.
(Les quatre acteurs, formant deux couples au sol, peu à peu se rapprochent, se mélangent et deviennent un conglomérat de corps en mouvement).
Acteur - Je voudrais lui écrire qu'il n'est pas une aurore où je n'ai salué son image tremblant dans le creux de mes mains.
Acteur - Je voudrais la chanter avec des mots volés dans le cœur des poètes qui sont morts (les quatre acteurs, formant deux couples, mélangés au sol, ne bougent plus) en taisant la nouvelle entendue.
Acteur - Je voudrais revenir près d'elle à l'improviste, une nuit où le songe peut-être insinuerait que je ne serais plus.
(La lumière se centre sur le tas formé par les quatre acteurs, au fur et à mesure du texte suivant)
Acteur - Il apparaît clairement, aujourd'hui, après que nous ayons observé l'histoire qu'il n'existe qu'une seule espèce d'homme capable de mener à bien la destinée de l'humanité. Cette espèce est la nôtre dont l'Histoire, elle-même, a donné la preuve de sa supériorité.

NOIR COMPLET

Scène 11 Dans le noir, on entend le bruit du tam-tam, puis venu d'encore plus loin, la musique d'un groupe musical pour hôtel à touristes sans imagination. Acteur 2 balaie le sol avec ses mains, parfois il ôte son tee-shirt pour essuyer une tâche plus difficile. Acteur 1 est debout, bras croisés, le regarde travailler. Acteur 1 a une voix plaintive, acteur 2 autoritaire.

Acteur 1 - Ce n'est pas ma faute il pleuvait.
Acteur 2 - Travaille et tais-toi.
Acteur 1 - Pouvez-vous me faire une avance?
Acteur 2 - (Otant son tee-shirt) Encore, c'est la deuxième fois ce mois-ci.
Acteur 1 - Mais, c'est pour le baptême de mon fils.
Acteur 2 - Vous vous baptisez combien de fois ici ? (Il remet son tee-shirt)
Acteur 1 - Plis, masta.
Acteur 2 - J'en parlerai avec ma femme.
Acteur 1 - Merci, masta.
Acteur 2 - Arrête de m'appeler masta.
Acteur 1 - Oui
Acteur 2 - (Il s'arrête brusquement de nettoyer, regarde acteur 1, puis se remet à nettoyer). Bien, (silence) je cherche une cuisinière.
Acteur 1 - Il y a ma fille.
Acteur 2 - Celle qui est baptisée ?
Acteur 1 - Non, elle est mariée.
Acteur 2 - Elle a quel âge ?
Acteur 1 - Elle est jeune.
Acteur 2 - Jolie ?
Acteur 1 - Plaira à toi.
Acteur 2 - Bien, amène-la moi demain, mais n'en parle pas à ma femme.
Acteur 1 - Oui.
Acteur 2 - Oui, qui ?
Acteur 1 - Oui, masta.
Acteur 2 - Bien, va-t-en.
Acteur 1 - Oui (il fait demi-tour, va pour sortir, revient), Masta, si ta femme me demande pour l'argent, comment moi pas dire pour ma fille ?
Acteur 2 - (s'arrête de nettoyer, regarde acteur 1, met la main dans sa poche, sort une liasse de billets et la donne à Acteur 1). Tiens.
Acteur 1 prend les billets et s'en va.


Scène 12 Acteur 2

Acteur 2 - Nous sommes venus pour travailler. Travailler (Il s'arrête, à genoux, regarde le sol). Foutues tâches. Putain de merde. (Il ôte son tee-shirt et se met à frotter avec). Nous ne savions pas qu'il y en avait d'autres. (Silence). Faire les bagages, convaincre ses femmes que là-bas il y a du travail, du travail, de l'argent. (Silence). Les enfants qui courent sur le bateau. Nous sommes un peu dépassés. Mais là-bas, là-bas, il y a du travail, du travail, de l'argent. (Silence). Le jour où nous sommes arrivés. Nous n'étions pas seuls. Le cloc-cloc dans la poitrine. Etre à la hauteur, bon dieu, être à la hauteur, que personne ne voit notre couleur. Seulement notre travail, notre travail, et l'argent, l'argent.

Scène 13 Acteur 2 - Acteur 3

Acteur 3 - (entrant en courant) Papa, papa, les professeurs m'en veulent, ils m'ont mis dehors, ils sont racistes, papa !
(Acteur 3 tombe à genoux, acteur 2, le serre dans ses bras)
Acteur 2 - Que t'ont-ils fait, mon fils ?
Acteur 3 - Je n'étais pas d'accord, je l'ai dit. Mais, ils m'ont dit qu'on ne peut pas être pas d'accord comme ça. Alors, j'ai dit non.
Acteur 2 - Tu es mon fils, c'est toi qui a raison.
Acteur 3 - Va leur dire, papa, va leur dire, je souffre, papa, je souffre.
Acteur 2 - Ne souffre plus mon fils, je suis ton père.
Acteur 3 - O papa, si tu avais vu.
(changement de lumière, acteur 2 devient le professeur, acteur 3 reste l'enfant)
Acteur 2 - Monsieur le professeur, je ne suis pas d'accord. Je ne sais pas le dire autrement, je ne suis pas d'accord, ce sont les seuls mots qui me viennent, je ne suis pas d'accord.
Acteur 3 - Vous pouvez ne pas être d'accord. Mais, que dois-je faire? Considérer que vous, vous êtes plus important que tous les autres ? Je veux bien faire attention, mais ne me reprocherez-vous alors de vous traiter différemment des autres ?
Acteur 2 - Je ne suis pas d'accord, je ne suis pas d'accord. Alors je souffre et je me défends. Je ne suis pas d'accord et je veux vous détruire, pas pour vous faire du mal, seulement pour ne pas souffrir.
Acteur 3 - Vous n'êtes pas d'accord, vous n'êtes pas d'accord, alors je souffre et je me défends. Vous n'êtes pas d'accord, et je dois vous arrêter, pas pour vous faire du mal, seulement pour ne pas souffrir.

NOIR

Scène 14 (Le texte est dit dans le noir)

Acteur - Il apparaît clairement, aujourd'hui, après que nous ayons observé l'histoire qu'il n'existe qu'une seule espèce d'homme capable de mener à bien la destinée de l'humanité. Cette espèce est la nôtre dont l'Histoire, elle-même, a donné la preuve de sa supériorité.

Scène 15 Les acteurs, moins un, courent dans tous les sens. Là aussi, je ne numéroterai pas les acteurs. Chacun décidera de ce qu'il veut dire. Certaines répliques peuvent être dites à plusieurs et d'autres peuvent être doublées.

Acteur - Le gouverneur, le gouverneur !
Acteur - O mon Dieu, mon Dieu !
Acteur - (regardant vers le fond de la salle) Il arrive avec sa voiture, son chauffeur et sa femme.
Acteur - Suis-je bien habillé ?
Acteur - Ne va-t-il rien me dire ?
Acteur - Mais faites un effort, c'est le gouverneur !
Acteur - (retournant au fond de la salle) Il est descendu de sa voiture, il est parti pisser au bord de la route, le chauffeur est avec sa femme, il se secoue, il remonte sa braguette, il revient dans la voiture, le chauffeur démarre, sa femme l'embrasse.
Acteur - Ils forment un si beau couple !
Acteur - Il arrive, il arrive.
Acteur - Ah non, tu ne vas pas te présenter en short !
Acteur - Le voilà, le voilà !

Scène 16 Le gouverneur entre, les acteurs lui font la haie. Chaque fois que le gouverneur passe devant un acteur, celui-ci le salue. Les saluts sont de plus en plus à ras de terre. Le gouverneur vient se poser devant le public.

Le gouverneur : - Je suis le gouverneur, c'est moi ! Je représente ceux que je gouverne parce que je suis le gouverneur. Ce n'est pas moi qui dirige. Je ne suis pas un directeur. Je suis un gouverneur, ça vient de gouvernail, en fait, je compose avec les éléments pour trouver la meilleure direction. Voilà pourquoi je suis…
Les acteurs - Bravo, bravo ! Quel discours ! Merveilleux, quelle audace ! Quel homme ! Quel gouverneur ! (Des acteurs sortent et amènent un trône, chaise ou WC au choix. Le gouverneur s'assoit. Les acteurs se mettent à la file indienne. S'il n'y a pas beaucoup d'acteurs, les acteurs qui auront présenté leur demande se mettront en bout de queue pour repasser).

Le gouverneur - Allons, présentez-moi vos doléances.
Revendication 1 - On fait souffrir mon fils !
Le gouverneur - Cela est trop difficile pour moi, allez voir mes associés, ils ne trouveront pas de solution mais ils arrangeront l'affaire.
Revendication 2 - On fait souffrir mon fils !
Le gouverneur - Encore ! Que votre fils arrête de souffrir, c'est ce qu'il y a de mieux pour lui.
Revendication 3 - Je veux être beau, célèbre, riche.
Le gouverneur - J'ai beaucoup d'intérêt pour les gens comme vous. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
Revendication 4 - Comment faire pour être gouverneur ?
Le gouverneur - J'ai beaucoup d'intérêt pour les gens comme vous. Je ferai tut ce qui est en mon pouvoir.
Revendication 5 - C'est pour une affaire d'inceste.
Le gouverneur - Vous confondez, je ne suis pas assistante sociale, je suis gouverneur.
Revendication 6 - Je me suis moqué de quelqu'un qui avait le pouvoir et il m' a interdit.
Le gouverneur - Nous sommes en démocratie.
Revendication 7 - On fait souffrir les hommes, les fils, les filles, les femmes.
Le gouverneur - Je ne suis que gouverneur, je ne peux rien faire.
Revendication 8 - (l'acteur met un genou à terre, éclate de rire) Quel gouverneur vous faites !
Le gouverneur - Je vous interdis !
Tous les acteurs se jettent sur l'acteur de la revendication 8. Le gouverneur se lève.
Le gouverneur - Il est trop facile de moquer ce que l'on ne comprend pas. Vous me reprochez quoi, en fait ? Mon pouvoir ? Ma façon de gérer les problèmes ? Etes-vous si aveugle pour ne pas comprendre que ce pouvoir est un handicap ? Je voudrais souvent agir, mais si je me laisse aller, ceux qui me conseillent, m'aident et m'aiment, m'abandonneront. Je serais seul. Je ne serais plus gouverneur. J'ai du pouvoir, oui, mais c'est tout. Je peux vous chasser, vous emprisonner, vous faire disparaître, mais qu'est-ce ? Quoi que je fasse, j'aurai tort pour certains, plus ou moins nombreux/ C'est ça le pouvoir ? Créer des camps et chercher le soutien de ceux qui ne veulent pas m'aimer.

Scène 17 Les acteurs lâchent l'acteur de la revendication 8, avec le gouverneur, ils se mettent en file indienne devant le trône, chacun, à tour de rôle, et en muet, viennent présenter une revendication au trône. Au fur et à mesure, les exclamations de bonheur et de remerciements des acteurs deviennent de plus en plus expansives. Chaque acteur ne passe qu'une fois et sort. Le dernier acteur fait carrément l'amour au trône, puis se couche de côté, allume une cigarette.

Acteur - Alors, heureux ?
Il se lève et prend le trône sous son bras, comme une compagne.

NOIR

Scène 18 Entre l'actrice qui avait été institutrice à la scène 6 et l'acteur qui avait été le père-professeur à la scène 13. Ils viennent se mettre face au public.

Actrice - Bien que la couleur ait été le point de départ, il semble que, encore une fois, ce soit l'amour le centre du débat.
Acteur - Ah, l'amour, sentiment merveilleux, vieux comme l'humanité.
Actrice - C'est d'abord des peaux qui se frottent, des odeurs, des liquides qui se transvasent.
Acteur - Toi ! Tu réduis l'amour à ce schéma puéril des corps ?
Actrice - Parce que toi, non ?
Acteur - C'est trop facile. L'amour, c'est d'abord un sentiment.
Actrice - Mes couilles
Acteur - Pardon ?
Actrice - Que penses-tu des pédés ?
Acteur (gêné) - Eh bien… l'amour est un sentiment, il …n'a pas de sexe…
Actrice - Pas facile à tenir, hein, le discours. Y a quelque chose qui bloque (elle fait un pas vers lui). Ce ne serait pas les peaux qui se frottent, les odeurs, les liquides qui se transvasent qui t'empêchent de déblatérer ?
Acteur - C'est vrai, comment un homme peut aimer un homme ?
Actrice - Ou une femme, une femme ?
Acteur - Mais là, ça me dérange moins.
Actrice - Parce que tu n'es pas une femme ou par manque de liquide ?
Acteur (rougissant) - Comme tu y vas !
Actrice - (Avançant sur lui et de plus en plus agressive) Je déteste les hypocrites de ton espèce.
Acteur - Moi, hypocrite ?
Actrice - Tout plein de jolis mots mais qui se refusent à accepter le vrai, le concret, le charnel.
Acteur - Je ne te permets pas !
Actrice - Ca te dérange de voir avec des mots deux corps à poil identiques, en train de baiser et de penser qu'ils le font par amour ?
Acteur - Mais le corps n'est pas le cœur !
Actrice - Et le cœur est dans le corps. (Jusqu'à la fin de la scène, elle battra et soumettra l'acteur qui doit finir la scène couché au sol et l'actrice sur lui l'empêchant tout mouvement).
Acteur - L'Amour a donné la poésie, les plus belles œuvres du monde !
Actrice - Et, les tiens, vous vous êtes appropriés cela et en avez banni l'ossature pour vous extasier devant des restes !
Acteur - Il n'y a pas d'os dans le sexe.
Actrice - Cher esprit, ouvre-moi les portes pour fuir la vérité.
Acteur - Mais, laisse-moi !
Actrice - Jamais! Tant que tu ne pourras imaginer deux couleurs qui se baisent, deux mêmes sexes sans frémir, je viendrai sur toi, je te dessinerai avec mon corps, avec ma bouche, avec mes mains ce que tu imagines mal. Je te ferai homo, blanc, noir, travesti. Tant que tu ne l'accepteras pas ! Je planterai ton nez bouché dans toutes les pourritures que nous sommes ! Je ne te laisserai rien ! Rien ! (Elle est devenue très violente. Puis un long silence. Lui ne peut pas bouger. Elle sur lui, pleure). Quand tu auras vu, ce que moi, la femelle, la pute, la vierge, l'inférieur, je vis chaque mois et à chaque naissance. Alors, peut-être, nous découvrirons où est l'homme. Pas là où les tiens l'ont mis. Pas dans ce papier glacé et cette identité aseptisée. Dans la merde, la pisse, la glaire et le pus et seulement là, nous trouverons l'exceptionnel. (Elle se penche et l'embrasse). Il y a tant à souffrir, pour aimer.

NOIR

Scène 19 Acteur, actrice. Ils sont debout, même disposition qu'à la scène 3.

Acteur - Comme cela, pendant un instant, nous avons oublié.
Actrice - Que comptes-tu faire, avec le gouverneur ?
Acteur - Je vais lui écrire ce que nous avons découvert.
Actrice - Et si tu fais une bêtise ?
Acteur - Ce que j'écrirai, encore, dans ce cas-là.
Actrice - Ca ne va pas plaire.
Acteur - Ce n'est pas moi qui ai choisi d'être gouverneur.

Scène 20 Tous les acteurs entrent, l'acteur de la scène 19 joue le rôle du metteur en scène. Les acteurs ont le même disposition qu'à la scène 2.

Le metteur en scène - J'essaierai d'être bref. Nous avons vécu une histoire. Nous avons partagé ce qui est réussi et ce qui est raté. Ce soir, nous avons donné. Le public a reçu. Nous avons donné avec notre corps, notre regard, la richesse de cette histoire. Nous n'avons jamais menti, rien caché. (Il désigne "l'un" de la scène 7). Quand tu as reçu tout cet émerveillement. (Il désigne le gouverneur) Quand tu as cru que tu n'y arriverais pas. (A l'actrice) Notre histoire de fesses dont j'espère, nul n'a parlé. Tout cet intérêt, tout ce désintérêt, tout, tout est là, perceptible entre nous tous. (Il va prendre sa place avec les acteurs). Messieurs, mesdames, mesdemoiselles du public, cette envie que j'ai de rire et de pleurer, de chanter et de me taire, cette épaisseur soudaine de l'air, vous nous la devez et nous vous la devons. Au théâtre, il n'y a pas d'acteurs, il n'y a que de l'humain. (Ils saluent).

NOIR FINAL

Saint POns de Mauchiens, 2002

LES AVENTURES D'HENRI S.


Les amants italiens.

Je m'étais promis de ne plus approcher Henri S.. Son caractère et ses excès m'avaient trop de fois entraîné dans des aventures que je n'avais pas désirées. Cependant, je n'avais pas eu le courage de lui signifier ma décision.
Il n'y a rien de meilleur que de rester chez soi à se mouler dans le canapé devant des programmes télévisés insipides et vides. Mon allocation chômage me laissait encore beaucoup de temps devant moi. Je n'avais aucune urgence à rechercher du travail. Cela me laissait le temps de profiter de la farniente agréable d'avoir des journées sans urgence. De temps à autre, je me laissais emporter par Conan Doyle ou Shakespeare. Mes goûts, en littérature, ont toujours bénéficié de l'hétéroclite et il est très agréable de zapper d'une écriture à une autre, juste pour le plaisir d'histoires que le cinéma ne sait pas encore vraiment intégrer à la personnalité de ses spectateurs.
Il y avait aussi le rite matinal du courrier. Un ensemble d'écritures mélangeant les sommes modiques que je devais, les nouvelles d'amis perdus de vue et les éventuelles convocations à un travail qui me sauverait de la déchéance du chômage. Attentif à ne pas décevoir une vision du monde à laquelle je ne participais pas, je me rendais à ces rencontres avec des directeurs du personnel, persuadés qu'ils trouveraient en face d'eux un homme aux abois et toujours étonnés de rencontrer un individu peu pressé de rentrer dans la masse aveugle et abêtie des travailleurs. Sans jamais refuser le moindre poste, je réussissais ce tour de force de ne jamais être engagé. Ouvrir une lettre devenait alors un moment de doux suspense que je prenais plaisir à laisser durer. Où devrais - je me rendre, qui m'inviterait à écouter le discours elliptique d'une entreprise prête à me sauver au prix de sacrifices nécessaires?
C'est par un de ces matins que je ne découvris dans ma boîte qu'une missive, mal fermée et timbrée d'une somme bien au - dessus du nécessaire. Il ne me fallut que peu de temps pour reconnaître l'écriture de Henri S. sur le libellé de mon adresse. Tout en rentrant chez moi, je l'ouvris. A l'intérieur, une invitation officielle pour deux personnes à la première de Roméo et Juliette, au théâtre du boulanger. Henri S. avait écrit, à la suite du texte officiel typographié : " Je vous attends de toute urgence, pour une affaire qui saura vous intéresser. "
Je me dois d'avouer que je ressentis un grand plaisir à retrouver une telle invitation . Du temps était passé depuis ma ferme décision de prendre de la distance avec le détective amateur. L'idée de le retrouver en train de jouer, avec son style si personnel et si électrique me remplissait de bonheur. Aussitôt la porte de mon appartement close, je pris le téléphone pour confirmer ma venue le surlendemain. Ma journée fut pleine de cette excitation que je connaissais bien lorsque Henri S. m'emmenait dans ses enquêtes si particulières.
Par contre, je me montrais impatient et nerveux les deux journées qui suivirent. J'avais du mal à attendre et, plusieurs fois je dus me discipliner durement pour ne pas chercher à joindre mon ami sur son téléphone personnel et portable. Je le connaissais suffisamment pour me répondre que je prenais trop de libertés alors que notre rendez - vous n'était pas à cette heure.
Enfin, vint le moment du spectacle. J'aime le théâtre. De tous les arts qu'il m'a été possible de rencontrer, en y incluant les nouveaux de notre siècle, il est le seul qui m'offre la plus grande liberté tout en me dirigeant. Hélas, j'ai trop souvent à souffrir de metteurs en scène obsédés par leur ego et plus à la recherche d'une reconnaissance que de servir un texte. Il y a là un des sujets de prédilection avec mon ami, participant à un système que lui - même reconnaît comme perverti. Le théâtre m'amène toujours à regarder le monde qui m'entoure comme une farce tragique. Il est dommage qu'enfermé dans une logique de marché, il se condamne à être réservé à une élite trop convaincue d'elle - même pour entendre son réel message. Henri S. condamnait souvent comme moi cette dérive mais, dans le même temps, me rappelait Turini, Handke, Shakespeare, Koltès et tous ces rêveurs qui voulaient aider le monde à se changer.
J'en étais là de mes réflexions quand la lumière baissa. Sur la scène, à peine éclairé, apparut un pan de forteresse. Samson et Grégoire entamèrent le chœur " Two families…". Ce fut un de ces moments d'immense réconciliation. La place me manque pour tout raconter. Henri S. était un Tybalt qui, en très peu de répliques, racontait toute la triste histoire d'un homme que le destin condamnera. Pas un seul des personnages ne semblait être autre chose que celui qu'il présentait dans ce lieu et j'avoue avoir pleuré quand Roméo dut partir à Mentoue et quitter Juliette. La fin du spectacle eut droit au silence de Mozart. Le public était là, encore dans son histoire partagée, silencieux, manquant à son devoir d'applaudissements, entre larmes et rires. En face, se tenaient les acteurs, derniers chevaliers d'un sens qui nous échappe.
Encore dans le trouble, j'allais retrouver Henri S. dans sa loge. L'épée était posée à côté de quelques flacons et d'un livret déchiré. Il se tenait, débraillé dans son costume Véronais, fumant une de ces cigarettes âcres et laissait tomber la cendre à même un sol jonché de mégots froids.
" Ah, mon cher ami, je me doutais que vous aviez décidé de rompre notre relation. Je savais aussi que ce n'était qu'un caprice. C'est pourquoi je n'ai pas hésité à vous écrire même si l'affaire que je vous propose de relater est sans grande conséquence.
- J'ai passé l'âge des caprices, bougonnais - je, un peu vexé.
- Allons, il est normal que vous ayez un caractère et je ne m'en moque pas, même s'il m'amuse.
- Quelle est cette affaire ? "
A vrai dire, je ne pus m'empêcher d'être assez brusque. Chaque fois que je le retrouvais, il réussissait à m'agacer en peu de mots. Il me regarda, sourit comme un chat, tira une bouffée. On frappa à la porte. Henri S. se leva et alla ouvrir. Dans l'ouverture se tenait une très jeune femme. Elle ne devait pas avoir vingt ans. Elle était habillée simplement mais non sans goût. Ses cheveux d'un blond cendré auréolait librement un visage éclairé par des yeux d'un bleu lumineux. Ses mains, très fines, se tenaient serrées devant elle.
" Cher ami, je vous présente mademoiselle Julie Bonnot. Mademoiselle, celui - ci est un ami, nous l'appellerons Watson, juste pour l'ambiance. Il est mon scribe et il lui arrive de m'aider à résoudre les enquêtes qu'on me propose." Tout en débitant sa tirade sur ce ton enjoué qui me crispait les nerfs, Henri S. tendit une chaise à l'arrivante. A la façon qu'elle eut de s'asseoir je compris qu'elle était issue d'un milieu où les bonnes manières ont encore leur importance.
" Eh bien, maintenant que tout notre petit monde est réuni, voulez -vous nous raconter dans les détails votre histoire mademoiselle ? " demanda Henri S. encore debout.
" Monsieur, je ferai de mon mieux. J'appartiens à la famille Bonnot qui est une des plus riches de la ville. En ce moment, mon père est d'une humeur massacrante. Son entreprise risque de perdre un marché fort intéressant mais il doit lutter contre la concurrence et l'offre d'une compagnie internationale dont le bureau principal en France est dans la même ville. Le Directeur de ce bureau s'appelle M. Monnier. Toutes ces histoires n'auraient pas beaucoup d'importance si, en secret, je ne m'étais pas mariée avec son fils. Nous avions décidé d'attendre que l'affaire soit terminée pour déclarer officiellement notre union. Ainsi nous ne risquions pas de mettre nos pères dans une position difficile.
" Depuis quand êtes - vous mariés? " interrompit Henri S.
" Nous avons échangé nos alliances hier, Monsieur.
- Bien, continuez." Henri S. avait changé d'attitude. Il avait les mains derrière le dos et le buste légèrement penché en avant. Son visage tendu vers elle, les yeux légèrement plissés.
De plus en plus troublée, elle raconta qu'au matin qui suivit la nuit de noces, son jeune époux lui fit des adieux passionnés. Ils devaient se retrouver à l'église qui avait été le lieu de leur mariage mais quand elle s'y rendit, elle ne trouva personne. Affolée, elle se rendit dans tous les lieux qu'elle fréquentait avec lui, elle ne l'avait pas trouvé. Elle avait téléphoné à tous ses amis, personne ne l'avait vu. Elle avait même osé se faire passer pour quelqu'un d'autre auprès des parents de son mari, mais ils lui avaient affirmé qu'ils ne l'avaient pas revu depuis l'avant-veille. Henri S. lui demanda s'ils avaient semblé inquiets. Elle n'hésita pas : " Non, quand je leur demandais s'il avait l'habitude de disparaître ainsi aussi longtemps, ils me répondirent que, depuis sa majorité, leur fils était totalement libre et de telles absences étaient habituelles. Je m'affole peut - être pour rien. Ce soir, cela ne fera pas vingt quatre heures. Mais je suis sûre qu'il est arrivé quelque chose. Ne me demandez pas pourquoi, je ne saurais pas vous le dire. Reconnaissez toutefois qu'il n'est pas normal qu'un époux disparaisse le premier jour de son union ! "
Ses joues étaient couvertes d'une jolie couleur rouge. Son bref exposé semblait avoir mis ses nerfs à rude épreuve. Pourtant, elle restait digne. Rien, ni dans le port de sa tête, ni dans le maintien de son corps, ne semblait subir le désarroi que ses yeux, remplis de larmes, trahissaient.
Henri S. alla vers elle. Il lui prit les mains et tout en les serrant, prononça dans une voix presque chuchotée : " Je suis tout prêt à vous aider, madame. Mais comprenez bien que je ne pourrai le faire que si vous ne me cachez pas toute la vérité ; "
Je sursautai, surpris par l'impolitesse de mon compagnon.
La jeune femme pâlit aussitôt et, levant des yeux implorant vers Henri S., elle dit d'une voix étranglée :
" - Comment pouvez - vous…
- Non, mademoiselle, l'interrompit - il avec cette voix tendue que je lui connaissais quand il trouvait une piste de raisonnement, je ne suis pas de ces émotifs romantiques qui croient que la vérité sort de la bouche d'une femme en pleurs. Je suis peut-être sans cœur, mais votre histoire ressemble trop à une romance fleur bleue pour accepter de perdre mon temps. Soit vous me dites ce que vous n'avez pas voulu me révéler, soit vous retournez chez vous attendre votre époux s'il décide de revenir. "
Elle se leva d'un bond. Ses yeux, tout à l'heure si pleins de douceur semblaient enflammés. Tout son corps tremblait d'une colère mal contenue. Elle se dirigea vers la porte, prit la poignée…
" Réfléchissez - bien, si vous partez, vous ne reverrez peut-être plus jamais votre mari." La phrase était modulée dans une musique très droite. Elle frappa la toute jeune Monnier comme un éclair. Elle s'immobilisa et tout doucement se retourna.
J'ai toujours reproché à mon ami de trop utiliser ses talents d'acteur dans la vie de tous les jours. Manifeste - t - il une joie bruyante ? Il est sûrement dans une colère noire ou une peine profonde ou, peut - être, vraiment heureux. Il est indéchiffrable, non pas que son visage ne donne rien à lire, bien au contraire mais à lire trop évidemment ce qui trompe tous ceux qui l'observent. Il n'en était pas de même pour la jeune Monnier. Une lutte atroce se lisait sur sa figure comme dans un livre ouvert et le combat se voyait si violent que mon compagnon, lui - même, n'aurait pu avoir de tels accents de vérité. Le temps sembla suspendu. Enfin, les traits se relâchèrent et, comme soulagée d'avoir perdu sa bataille, la jeune femme revint s'asseoir.
" Oui, monsieur, je vous ai menti. Ce n'est pas hier que nous nous sommes mariés mais il y a maintenant presque six jours. Je ne comprends pas comment vous connaissiez la vérité, mais nous avions décidé avec ma meilleure amie, Marie Harti, de déplacer la date suite à ce qui s'est réellement passé."
Inconsciemment, je levais les yeux vers mon ami. Le sang avait quitté ses pommettes, signe d'une attention suraigüe. Ses yeux, habituellement bleus, semblaient presque blancs. Il restait totalement immobile, avec cet incroyable air de fauve guettant sa proie.
" C'est effectivement le lendemain de mon mariage que mon époux , Jacques, a disparu. Mais il y eu un événement troublant, le même jour, un associé de mon père et un de mon beau -père sont morts dans des conditions étranges. On les a retrouvés tous les deux à peu de distance…
- Soyez plus précise, l'interrompit brutalement Henri , quelle distance exactement?
- L' associé de mon père dans une cour abandonnée derrière la chambre de commerce, l'autre est tombé raide mort devant la chambre elle - même. Tous les deux étaient morts d'un coup d'épée, l'associé de mon père est mort d'un coup en plein cœur, après l'autre, environ dix minutes après.
- La dernière fois que vous avez vu M. Monnier, votre époux, c'était avant ou après cette double mort?
- Après, il est venu me voir dans la nuit.
- Vous a - t -il parlé de ces deux morts?
- Non, il ne m'en a rien dit, mais… Mais il semblait différent du Jacques que j'avais connu jusque là… Il semblait taciturne, et très violemment tendre. Je ne m'en suis pas rendue vraiment compte sur l'instant mais c'est après avoir cherché à trouver des raisons à sa disparition que je me suis souvenue de son attitude ce soir - là. Depuis je ne l'ai plus revu. Nous devions nous retrouver à l'église de notre union, mais comme je vous le disais tout à l'heure, il n'est pas venu. C'est sur les conseils de Marie que j'ai cherché à vous rencontrer."
Elle s'arrêta soudainement de parler et regarda fixement Henri S. Lui ne semblait pas se rendre compte que l'histoire de la jeune femme était terminée. Il n'avait toujours pas bougé quand il demanda:
" N'avez - vous rien d'autre à me dire?
- Non, monsieur"
Le détective amateur ne bougea toujours pas puis, sans qu'on
n'ait pu rien voir de la métamorphose, il se détendit, et sembla être le parfait gentleman qu'il m'avait semblé à notre première rencontre. Il s'avança vers la toute nouvelle mariée, lui prit les mains et, dans un ton enjôleur :
" Mme Monnier, ce sera un immense plaisir que de m'occuper de votre affaire. Ne me demandez pas combien je vous demanderai pour ce service, je le saurai quand tout sera résolu. Nous nous reverrons dans deux jours, nous faisons relâche et tout le théâtre sera à nous. En attendant, je vous prie de bien vouloir m'excuser mais il est temps pour moi d'aller dîner." Tout en parlant, il avait très cérémonieusement extrait Mme Monnier du fauteuil et discrètement amené devant la porte. " Ne dites rien, partez, et surtout soyez jeudi au théâtre vers vingt- et- une heures." Il ouvrit la porte et toujours aussi exquis fit sortir la belle femme tout en l'empêchant, le plus grossièrement du monde, de prononcer un seul mot.
Au moment où il refermait la porte, je ne pus me retenir plus longtemps : "Enfin, Henri, vous ne pouviez pas traiter autrement cette pauvre jeune femme ? Son mensonge est bien compréhensible et vous êtes assez doué pour connaître la vérité sans torturer les gens pour qu'ils vous la disent. Et puis, comment saviez - vous qu'elle mentait?"
Henri me tournait toujours le dos. Il avait fermé la porte et tourné la clef dans la serrure. D'un simple mouvement de tête, il me dévisagea et éclata de rire.
" Mon pauvre ami, vous auriez pu le deviner tout seul ! Mais comme toujours vous allez chercher des solutions bien complexes à un phénomène évident ! Allons, n'avez - vous pas réfléchi à la date ?
- La date ?
- Lorsque je vous ai envoyé mon petit mot, rappelez - vous, c'était en partie pour que vous assistiez à la représentation, mais aussi parce que je voulais vous voir. Or, pourquoi aurais - je voulu vous retrouver vous et toutes vos singeries de petit bourgeois nanti ? Le plaisir de votre conversation ? Je connaissais déjà une partie de l'affaire, voilà tout.
- Quand accepterez - vous de comprendre qu'il m'est insupportable que vous vous moquiez de moi de la sorte ? Je n'ai rien de ce petit bourgeois, je suis chômeur, moi, monsieur !
- Et tant mieux, sinon vous ne pourriez me suivre dans mes aventures. Mais laissons - là nos chamailleries, que vous semble de l'affaire ?
- L'affaire ? C'est une nouvelle version de Roméo et Juliette, mais deux morts d'un coup d'épée au XX° siècle, c'est un peu trop.
- Comme vous dites, comme vous dites, et, pourtant, ce n'est pas là le plus surprenant.
- Ah ?
- Le plus surprenant c'est que personne n'ait retrouvé l'arme. Une épée, aujourd'hui, ça ne passe pas inaperçu. Mais rien, dans les rapports de police que le bon vouloir de l'inspecteur Dome m'a laissé voir, rien ne parle de quelqu'un qui se promène avec une épée.
- Elle doit être quelque part, êtes - vous certain qu'il s'agit d'une épée au moins ?
- Une rapière, exactement. Les médecins légistes sont formels tant la forme des plaies que leur profondeur attestent de leur opinion.
- Pourtant, vous avez une idée ?
- Oui, asseyez - vous, mon ami et écoutez une petite histoire que je dois au temps que j'ai employé depuis que je me suis penché sur cette énigme."
Nous nous assîmes face à face, dans le dos d'Henri S. Je voyais
mon reflet éclairé par les ampoules du miroir. Henri s'enfonça dans son fauteuil, appuya ses coudes et croisa les mains, il était tourné vers moi, mais son regard semblait lointain..
" On oublie trop vite que l'homme a besoin de se rassurer sur sa puissance. Les armes d'aujourd'hui, beaucoup plus précises et plus rapides, ont ce grave défaut de ne pas mettre en jeu l'homme lui - même. Si vous allez voir un film de John Woo, le ballet de gunfire qui plaît tant à la critique, n'est qu'une mise en scène de ce désir de retrouver la force par son propre corps. C'est un besoin que notre culture et notre civilisation a bien du mal à résoudre. Ainsi, sous le régime nazi, les jeunesses hitlériennes avait un jeu étrange. Il se battait à l'épée et était considéré comme vainqueur celui qui avait le plus de blessures. Il y avait souvent des accidents, mais le mort était entre le héros et le perdant, le meurtrier n'était pas poursuivi, m ais il vivait avec la honte de ne pas avoir reçu la blessure suprême… Cela peut paraître paradoxal à des gens comme vous qui appelle bon sens leur lâcheté inavouable, mais il ne faut pas méjuger du sens réel de ces duels. Il n'excuse en rien le régime qui les avait fait renaître, mais ils sont une leçon amère pour notre humanité : l'homme ne peut pas se passer de violence. Ne prenez pas cet air idiot, il vous va trop bien et il éveille chez moi une certaine jalousie. Vous allez me dire que vous n'êtes pas violent. Alors, que faites - vous ici ? N'est - ce pas parce que je passe mon temps à résoudre des énigmes où la violence vous repaît sans que vous n'ayez le besoin d'y participer autrement qu'en spectateur. Vous n'êtes pas violent, dans vos actes, je le concède, mais vous avez besoin de la violence. Moi - même, j'avoue que c'est une drogue, et jouer Tybalt est un moyen, pour moi, de pallier au manque que je ressens tant que je ne combats pas le crime.
Nos deux victimes ont bien reçu un coup d'épée mortel mais elles avaient visiblement lutté ensemble. L'une des deux, celle qui était dans la cour arrière, elle, s'est battue contre quelqu'un d'autre.
Ah, Shakespeare, quelle histoire! Je serais tenté de trouver pour solution que lors de leur combat, un a été tué et que Jacques Monnier l'a vengé et qu'il s'est enfui pour ne pas subir le jugement de son acte. Mais il manque quelqu'un dans cette affaire et c'est cela que je dois chercher.
La solution est dans la cour, j'en suis certain. Le sang qui part de la cour arrive au mort du devant. Il y a eu bataille dans cette cour, mais elle n'a qu'une porte y ouvrant qui donne à l'intérieur de la chambre de commerce. Bien que vieille, sa serrure a été changée il y a peu. Il n'y a aucune trace et pourtant le gardien assure que cette porte est toujours fermée et que lui seul a la clé.
Avez - vous quelque film important à regarder dans votre canapé, ce soir, ou êtes - vous prêt à m'accompagner cette nuit ?"
Voilà pourquoi j'aimais être avec Henri S., en un instant il vous emmenait dans une expédition et vous vous retrouviez aventurier.
"Ce soir, les programmes conjuguent les débats et je n'ai pas de vidéo à regarder, donc je viens avec vous!
-Parfait, partons dès maintenant."
Ce fut un départ précipité, tout au moins. A peine avait - il terminé sa phrase qu'il était debout, s'habillait pour sortir, éteignait les lumières de sa loge et m'attendait à la porte, au point que je n'avais pas eu le temps de m'extraire de mon siège. Le théâtre était presque désert, il y avait encore quelques hommes d'entretien. Nous partîmes par une porte des artistes et nous retrouvâmes dans la rue encore un peu vivante, bien que la nuit soit avancée. Il n'y avait pas loin du théâtre à la chambre et Henri ouvrit la marche de son pas trop rapide. Je le suivais difficilement et j'étais parfois obligé de trottiner pour me mettre à son niveau. Plus nous avancions plus les rues se désertaient et quand nous arrivâmes dans la cour, l'obscurité était totale, lourde et silencieuse. Henri sortit une lampe de sa poche et, oubliant complètement ma présence parcourut le sol, le dos penché et quadrillant méthodiquement chaque endroit. Il arriva à la porte. Sortant un mouchoir de sa poche, il le posa sur la poignée de celle - ci et la tourna. La porte était fermée. "Ah!" laissa - t -il échapper. Il me donna la lampe et, d'un signe, m'ordonna d'éclairer la serrure. Il commença à travailler sur elle avec des outils de serrurier sortis, comme par magie, de son manteau. Au bout d'un court instant, il rangea les outils, me reprit la lampe des mains et refit la manœuvre d'ouverture sur la poignée. Sans un seul grincement la porte s'ouvrit et nous nous trouvâmes devant un palier entre deux escaliers. Sans un regard en arrière, Henri reprit son observation et se dirigea vers les marches qui descendaient. Nous descendîmes ainsi jusqu'au bout et nous retrouvâmes dans une immense pièce, sentant la poussière et les vieux documents. L'obscurité était telle que la lumière éclairait à peine la silhouette de mon ami toujours penché. Je le suivis de très près, trébuchant parfois sur des dossiers que l'épaisseur de la nuit me cachait. Nous avancions lentement et je respirais avec peine, persuadé que je finirais par avoir une crise de toux si nous continuions dans cette atmosphère poussiéreuse. Soudain, mon ami tourna sur sa droite et avança vers une immense étagère. Il éclaira chacune des gondoles et dans une prit un épais dossier. Il se pencha un peu plus et observa le trou que laissait sa prise. J'étais juste à côté de lui. Je le vis sourire. Il reposa le dossier et m'aveugla de la lumière.
"Etes - vous prêt à souffrir ? chuchota - t - il ?" Sa question me troubla. N'attendant pas la réponse, il me fit signe de prendre le bord de l'étagère et, portant la lampe à sa bouche, il empoigna avec moi l'endroit désigné. Je compris qu'il voulait que je pousse avec lui. L'entreprise semblait insensée. L'étagère devait bien peser une tonne et il y avait peu de chance que nous réussissions à seulement la faire trembler. A contre - cœur, je poussais, sentant la sueur couler dans ma nuque et, déjà, manquant d'air. A ma grande surprise, l'étagère eut un petit mouvement. Cela me donna l'envie de pousser plus fort et, arc - boutant mon dos contre je ne sais quoi, je mis toute mon énergie dans l'effort. Bien que l'étagère soit immense et sûrement d'un poids considérable, elle se mit à glisser, laissant peu à peu un passage assez grand pour un homme. Henri lâcha aussitôt l'étagère, me poussa sans délicatesse et se glissa dans l'espace. Ahanant, crachotant et furieux, je le suivis. Il ne semblait même pas épuisé par l'effort et observait le sol et le mur. Très vite, il se mit à quatre pattes par terre, la tête tournée vers moi et tira sur un anneau au sol. Un panneau se souleva, libérant une lumière qui m'éblouit. Henri pencha la tête à l'intérieur :
"Bonsoir, monsieur Monnier, articula - t - il avec sévérité."
Je n'en croyais pas mes oreilles. J'essayais de regarder au- delà de la planche, mais elle me gênait et ne pouvais qu'apercevoir le dos du détective. Finalement, je fus obligé d'attendre qu'Henri S. descendit, de remettre l'obstacle à sa place initiale, d'avancer et de tenter de retrouver l'anneau. Mais il n'y avait plus un seul rai de lumière et je cherchais à tâtons dans une nuit irritante. Je jurai et tempêtait, presque pleurant de rage, me cassant les doigts sur tous les défauts du sol que je prenais pour le but de ma recherche. Enfin, je saisis l'anneau et tirant avec une force décuplée par la colère, je soulevais la planche et me retrouvait aveuglé par la lumière. Je n'avais pas encore retrouvé mon esprit que la voix d'Henri S. m'ordonna : " Faites du bruit, alertez tout le bâtiment, il faut un médecin !". J'essayais de regarder, mais je ne vis que le regard de mon ami qui me tendait sa lampe et, derrière lui, deux jambes, le reste caché par le cadre de l'entrée. Je me levais d'un bond. Je n'y comprenais rien. Je baissais la planche et appela à l'aide. M'aidant de la lumière je trouvais le chemin et, grimpa les escaliers espérant trouver un gardien ou, au moins, déclencher une alarme. Arrivé au palier principal, je vis de la lumière et courut vers elle.
Je ne sais pas si, depuis, le vigile que je surpris dans sa somnolence s'est remis de ses frayeurs. J'entrais dans sa petite pièce et l'apparition échevelée, sale en sueur qui lui hurlait d'appeler un médecin n'eut pas sur le moment de réponse. Je dus le secouer pour qu'il commence à bouger. Il m'obligea violemment à m'asseoir, appuya sur un bouton près de lui et me demanda ce que je faisais là.
J'eus toutes les peines du monde à pouvoir expliquer clairement toute l'aventure mais quand j'eus réussi, je le priais avec toute la conviction possible d'appeler un docteur et lui promettais qu'après nous descendrions retrouver mon ami, là où je l'avais laissé.
Il finit par obtempérer, puis, le suivant, nous retournâmes au caveau.. Avant de partir, il avait enclenché toutes les lumières et ouvert une porte réservée à la police, me dit - il, si elle arrivait avant son retour. Le parcours, bien que rapide, me laissa le temps de m'apercevoir que les endroits que nous avions traversés dans l'obscurité, même s'ils gardaient leur atmosphère poussiéreuse, étaient d'une banalité affligeante. Quand nous arrivâmes derrière l'étagère, bien plus petite que ce que j'avais cru, Henri S. était assis au bord de l'entrée du caveau. Il leva les yeux vers nous et sourit :" Eh bien, mon ami, vous avez été bien long ! Tant mieux.". Il se leva et serra la main du gardien qui semblait le connaître. " Excusez l'affolement dans lequel il s'est présenté, mais il est d'un tempérament facilement impressionnable. J'ai découvert une salle qui intéressera sûrement la police. Naturellement, tout ceci doit être traité avec la plus grande discrétion. Il y aurait bien du mal si on apprenait que la chambre des métiers recèle une salle d'armes de combat. Allons, venez, nous n'avons plus rien à faire ici.
- Mais le cadavre, dis - je, estomaqué par la nonchalance de mon ami.
- Quand je dis que vous êtes impressionnable, c'est que vous l'êtes."
Il me prit par le bras et, tout en m'empêchant de regarder à l'intérieur du caveau, il m'obligea à avancer. Contraint par la force discrète mais puissante de sa poigne, je finis par le suivre. Il me tint ainsi jusqu'au palier principal où nous attendait l'inspecteur Dome. Il me lâcha et, joyeux, se dirigea vers le policier.
Comment puis - je expliquer au lecteur cet attrait qu'a Henri S. pour moi ? Comment ne pas passer pour un pauvre bougre complètement asservi à un peu d'intelligence ? Je venais d'être traité comme une quantité négligeable, Henri S. me cachait une vérité, mais il ne me disait rien et il savait que je me tairais. Cette confiance qu'il m'accorde est un gage de respect. Certains diront que je m'aveugle et que je cherche là un moyen de ne pas reconnaître que je suis un faible. Et quand bien même ? Je venais de passer une nuit sur une énigme, je savais qu'elle était résolue. Je le savais parce que je voyais le visage de mon ami. Je le savais parce que je voyais qu'il allait inventer un mensonge. Je le savais parce que j'avais vu deux jambes et que rien dans ce qui suivait n'y faisait allusion. Je le savais parce que j'avais en face de moi un héros comme personne de vivant ne rencontre dans sa vie. Je le savais, cet héros était mon ami.
"Ah, inspecteur, je suis parfois étonné que la police Française si douée et si rationnelle ait pu laisser passer un indice comme celui que je viens de trouver dans les sous - sols de cette maison. Auriez- vous eu un moment d'inattention, M. Dome? Si vous descendez là où vous mènera le gardien, vous trouverez la plus fascinante et la plus incroyable collection d'armes blanches qu'il m'ait été donné de voir dans cette ville. Il ne s'agit pas d'armes en fer blanc, mais de vraies et longues épées, de tranchants et dangereux kriss et d'encore sanglantes rapières…
- Vous les avez trouvées ? L'inspecteur écoutait Henri S, dans un mélange de fascination et d'agacement.
- Il n'y en a qu'une, mais je n'ai pas besoin d'avoir de laboratoire d'analyse pour savoir que vous y trouverez les empreintes des deux victimes et leur sang, hélas.
- Mais comment, comment, si vite? Je ne vous ai informé de l'affaire que depuis quatre jours seulement, nous piétinions et vous, bien que vous ne consacrez pas tout votre temps à cela, vous avancez à pas de géant!
- Je n'avance plus mon cher, il n'y a pas, à mon avis à aller plus loin. Mais que faites - vous ce jeudi ?
- Après - demain ?
- Oui, je serais heureux de vous inviter au théâtre…
- Heu, vous savez moi, les drames j'en ai assez au travail et depuis que Jean Poulain est mort…
- Non, il ne s'agit pas d'une des représentations, mais d'une invitation pour écouter toute l'histoire, une histoire que je pourrais intituler, si je voulais paraphraser Shakespeare, les Amants italiens, un véritable sujet de théâtre, mais des auteurs plus doués que la vie sont déjà passés par là. Non, je vous raconterai comment, au XX° siècle, on peut mourir d'un coup d'épée et avoir honte de son mariage. Je ne sais pas quelle sera la fin du drame, je n'en rapporterai que le commencement.
- Vous avez élucidé toute l'affaire ? Déjà ? Vous plaisantez !
- Non, inspecteur, je ne plaisante pas, il y va de la vie d'une jeune femme de son innocence et de la dure réalité de la vie, alors, je compte sur vous !"
D'un mouvement sec Henri S. abandonna son interlocuteur et se dirigea à longues enjambées coléreuses vers la sortie. J'eus grand peine à le rattraper. Quand je réussis à me mettre à son niveau, il eut un mouvement sec du menton dans ma direction et son pas ralentit. Il éclata alors de rire. " Ce pauvre inspecteur ! Il est persuadé que j'ai raisonné. Il me voue une fascination intolérable qui n'a rien à voir avec l'ambiguë relation que nous avons tous les deux ! Je suis sûr qu'il est entré dans la police après avoir dévoré Conan Doyle ! Mais tout le monde s'est trompé. Ce qui fait un bon détective, ce n'est pas le raisonnement et les fables pragmatiques avec lesquelles Conan remplissait ses lignes. Ce qui fait que Sherlock Holmes était grand, c'est qu'il n'ignorait rien de la vie et qu'il aimait les hommes tels qu'ils sont ! Bien sûr que je connais toute l'énigme, mais je ne vais pas enchaîner des raisonnements froids, ce serait trahir la beauté d'une énigme. Je vais rassembler les morceaux épars d'une histoire que j'ai appris à lire, seulement en écoutant. Se taire et écouter, c'est si simple. Ah, Shakespeare, quelle histoire.
- Henri, Henri, calmez- vous. Où est passé Jacques Monnier ? Vous l'avez laissé partir ?
- Jacques Monnier, Jacques Monnier… Oh, oui, je l'ai invité aussi jeudi soir et je vous invite aussi par la même occasion, sur ce, bonsoir."
Je n'eus le temps de ne rien ajouter. Il avait repris ses longues
enjambées et je savais qu'il ne servait à rien que je cherche à le rejoindre. Je ralentis le pas et regardai disparaître la longue silhouette de mon ami que l'électricité nocturne ne put éclairer assez.
Le retour chez moi fut plein de mélancolie. Je me remémorais notre rencontre, l'étrange fascination qu'il exerça tout de suite sur moi et avec quelle désinvolture, il me donna pour mission d'écrire ses aventures:" Vous êtes suffisamment égotiste pour rendre sensationnelle mes petites devinettes!" Je me jurai, une fois de plus, qu'après cette histoire je couperai définitivement les ponts avec cet insupportable prétentieux, ce maniaque et ce goujat. Mais je m'étais tant de fois répété ce serment que je ne pus m'empêcher de sourire. Je ne le quitterai jamais. Sans lui, je n'existais pas et la petite somme que me rapportait l'édition de ses aventures, somme que je ne touchais pas et qu'il ne me réclamait jamais, disparaîtrait tout autant que la renommée qu'il partageait avec moi. Voilà ce qui était insupportable, il analysait sans colère toutes les différentes raisons que j'avais d'être avec lui. Il ne les jugeait pas, il les connaissait et cela le faisait rire. Il ne manquait jamais une occasion de me le rappeler.
Tout en me préparant à ma nuit solitaire, j'obligeais ma pensée à revenir à cette énigme, à reconsidérer ce que je savais et à m'avouer que mon compagnon ne m'avait révélé qu'une partie de son savoir. Je savais très bien pourquoi. Il ne me donnait pas tout pour me laisser mettre en place la dramaturgie du dernier acte. Il se débrouillait pour qu'à chaque fois cela ait lieu sur une scène, dans un jour de relâche de la pièce qu'il présentait. D'ailleurs, l'énigme qu'il résolvait avait toujours un lien de parenté avec la pièce où il était acteur. Un jour que je lui en faisais la remarque, il frappa du poing sur la table et me dit en riant :" C'est que je les choisis mes énigmes, tiens s'il le fallait, j'en créerais une exprès !". Je n'ai jamais su s'il était sérieux.
De toutes façons, il réussit à nouveau. J'en suis à retranscrire cette aventure et il me faut soit faire l'ellipse des deux jours d'impatience dans lesquels je me trouvais, soit les raconter en détail et perdre le lecteur dans une histoire qui n'est pas celle que je veux raconter.
Donc, vint le jeudi soir. Enfin ! Naturellement, je n'avais pas cherché à joindre Henri S., même quand j'étais tombé sur cette critique désastreuse de cette journaliste parisienne plus préoccupée de chanter un solo qui occuperait l'attention que de s'attacher réellement à la pièce… Je savais que notre détective serait d'une humeur massacrante, parce que l'acteur était déçu.
A neuf heures du soir, nous nous retrouvions assis au premier rang, Julie Bonnot, accompagnée d'une jolie jeune fille qui devait être Marie Harti, l'inspecteur Dome, assis entre deux hommes d'âge mûr qui regardaient droit devant eux, évitant de se croiser du regard. L'un devait être M. Monnier et l'autre devait être M. Bonnot. La salle, hormis nous, était vide. Bientôt la lumière s'éteignit et la scène s'éclaira. Henri S. entra, d'un pas rapide. Il se mit droit sur le devant de la scène et commença à parler :
" Il y a quelques temps de cela, l'inspecteur Dome est venu me voir pour une étrange affaire d'informatique. Je n'y connais pas grand chose, mais elle concernait les deux familles les plus importantes en la matière de notre cité, soit vous M. Monnier et vous M. Bonnot."
Je tentais de reconnaître un signe qui me permettrait d'identifier l'un et l'autre, mais j'échouais.
" Si j'ai bien compris l'affaire, M. Dome avait arrêté un mercenaire, un tueur à gage et celui - ci prétendait avoir été engagé par les deux familles pour tuer les dirigeants des deux entreprises. Naturellement, les deux contrats avaient été passés sur internet, via une boîte postale d'un serveur étranger et il était impossible de pouvoir savoir quels étaient les commanditaires. M. Dome, qui est, force m'est de l'avouer, un excellent inspecteur avait toute raison de croire qu'il n' y avait qu'un commanditaire. Celui - ci aurait passé deux contrats pour brouiller les pistes et, tout en préservant la haine des deux familles, s'assurer un certain bénéfice. Melle Marie Harti, vous étiez la seule à qui un tel mobile allait comme un gant. Mais j'ai cherché et fouillé dans votre passé et même si je ne puis certifier que votre gentillesse vis à vis de Melle Bonnot est sans calcul, je puis assurer que rien dans votre passé ne me laisse penser que vous êtes liée de près ou de loin à cette affaire. Je dirai donc à votre amie qu'elle s'assure bien que vous êtes bien là par rapport à un sentiment et non un intérêt matériel et que pour le reste, je me désintéresse de votre cas."
La jolie jeune fille était devenue rouge pivoine. Julie Bonnot lui serra la main avec force et Marie la regarda. Julie sourit.
" Je me disais que je ne pourrais jamais élucider une affaire avec si peu d'éléments quand deux autres affaires se présentèrent à moi. Il y eut d'abord celle des deux morts à coup d'épée que l'intelligence de l'inspecteur Dome a rendu muette dans les médias et, avant - hier, la venue de Melle Bonnot que je ne devrais plus appeler ainsi puisqu'elle m'informa que, depuis peu, elle s'appelait Mme Monnier!"
On aurait pu répéter le mouvement une centaine de fois, jamais nous n'aurions eu un tel ensemble. Je ne pus, d'ailleurs, toujours pas savoir qui était le père de la jeune fille et qui son beau - père… Les deux avaient à la fois une même colère et une même tristesse. Ils allaient parler mais Henri S. les interrompit :
" Asseyez - vous, il n'est pas le temps de se laisser emporter par la passion. Donc, Mme Monnier est venue m'informer de la disparition de son mari. J'attire l'attention que c'est sur le conseil de son amie, Marie Harti, qui m'avait croisé assez souvent quand j'enquêtais sur elle pour me connaître, que Julie Monnier s'est présentée chez moi. Ainsi donc, il ne me restait qu'à trouver une personne, Jacques Monnier, et je saurais un peu plus sur l'ensemble de l'affaire. Il n'était pas très sorcier d'aller chercher du côté de la maison du commerce. Un des cadavres avait été trouvé là, il n'avait pas été transporté, il n'y avait qu'une porte donnant sur l'endroit de sa mort. De plus, si vous allez au cadastre, vous découvrirez que le débarras du sous - sol actuel a été construit sur une cave plus ancienne et plus grande particulièrement bien ventilée. Il m'a fallu alors simplement chercher dans la bibliothèque de la ville pour retrouver les plans de la construction et comprendre où je pourrais trouver une entrée à cette ancienne cave. J'avoue que j'avais de fortes raisons de croire que Jacques Monnier était à l'intérieur. J'aurai pu me rendre en plein jour et sans grand risque, mais j'ai un scribe qui relate mes aventures et je ne peux m'empêcher de lui offrir un peu d'ambiance de mystère sinon mes enquêtes n'intéresseraient personne. Enfin, je l'entraînais à faire un peu de dépense physique sur une étagère à roulettes que mes pieds freinaient et j'ouvris l'entrée de la cave. Jacques Monnier était bien là. En un instant, je compris que mon rapporteur, que j'avais amené plus par facétie que pour de véritables raisons, allait me gêner. Je mis en place une petite mise en scène qui me permettrait de le tenir à l'écart le temps que le jeune marié me raconte son histoire."
Je ne pus me contrôler plus longtemps. Une fois de plus, Henri S. s'était moqué de moi, une fois de plus, je passais pour un imbécile lourdaud. J'étais sûr que les autres devaient se moquer de moi. Terrifié, je jetais un coup d'œil à droite et à gauche. Ils étaient immobiles comme des statues, blancs comme cire. Je regardais à nouveau sur scène.
Un jeune homme fragile, blond, un peu intimidé d'être là, sur scène, se tenait à côté d'Henri S.. Celui - ci passa son bras autour des épaules de Jacques Monnier et, tranquillement, prononça :
" C'est ainsi que toute l'affaire s'éclaircit. Je vous laisse parler, mon cher ami." Il en leva son bras des épaules du jeune marié et, reculant, disparut dans l'ombre.
" Papa, M. Bonnot, c'est moi qui ait passé les contrats." Sa voix étaient fragiles, mais elle avait une sonorité pure et au fur et à mesure de sa confession, il y avait une réelle énergie qui s'en échappait. " Je vous connais, tous les deux, vous êtes identiques. Par orgueil, vous auriez tout fait pour que ce mariage n'ait pas lieu. Nous avons réussi, Julie et moi à passer outre votre surveillance, mais il y aurait le jour où nous devrions vous dévoiler la vérité. Il fallait trouver une parade et l'idée de vous envoyer un tueur à gage a été la première qui me soit venue. J'ignorais tout de lui et je ne savais pas s'il se contenterait d'encaisser la première partie de l'argent que je lui avais versée et de disparaître. Mais je voulais que personne, et, surtout pas, vous deux, n'entravent notre amour. Mais j'ai appris qu'il avait été arrêté, le soir - même de ma première nuit de noces. J'étais désemparé et persuadé que vous remontreriez jusqu'à moi. Il ne me restait qu'une cachette, la salle d'armes. J'ignorais qu'il y avait eu cette double mort. Quand je l'appris, j'étais déjà caché à l'intérieur et je me suis dit que cela m'assurerait un peu de temps avant qu'on me retrouve. Mais le soir où M. S. m'a trouvé, je lui ai tout raconté. Il m'a dit de se cacher dans sa loge et de venir voir la pièce qu'il jouait, peut - être y trouverai - je une solution à mon problème. En effet, je l'ai trouvé. A la fin, les deux héros meurent, parce que leur amour est condamné. De cette condamnation naît une autre Vérone. Je ne veux pas mourir et je ne veux pas que Julie meure. Mais nous voulions un nouveau Vérone. J'ai donc envoyé un virus sur tous les fichiers de vos deux entreprises et en ce moment, tout est en train de disparaître. A la sortie, il ne vous restera que la solution de vous associer si vous voulez garder votre place ou d'être ruinés. Julie, viens, cela ne nous concerne plus. Ah, oui, vous pouvez demander à m'envoyer en prison ne serait - ce que parce que j'ai voulu votre mort. Mais réfléchissez à l'influence néfaste que pourrait avoir une telle affaire si vous ne retirez pas vos plaintes ou si la police continue de me poursuivre…"
Jacques tendit la main et Julie, seule, le rejoignit sur scène. Ils se retournèrent et sortirent sous une lumière dorée. Près de moi, les deux hommes se levèrent, il y eut un long moment suspendu. L'un d'eux tendit une main et l'autre la serra. Chacun de leur côté, il quittèrent le théâtre. Je souris courtoisement à mademoiselle Harti et elle se leva, me rendit mon sourire, hésita un instant en regardant vers la scène, puis prit la direction du haut des escaliers. L'inspecteur Dome se dirigea, me serra la main avec fougue et ne put retenir un" Quel homme !" qui me morfondit. Je le laissais monter vers la sortie et le suivit de loin.
Je savais qu'il était inutile de chercher Henri S. Tout au moins, j'aurais dû fouiller tout le théâtre et je ne l'aurai peut - être pas trouvé. L'enquête était finie, il fallait retourner chez soi.
Sur mon répondeur, il y avait un message. Dès le début je reconnus la voix d'Henri S. J'effaçais sans écouter la suite. Je ne voulais plus en entendre parler.

N.D.E.: Il n'aura pas échappé au lecteur qu 'il ne lui a été donné aucune solution en ce qui concerne les deux morts de la chambre de commerce. Il semblerait qu'Henri S. ait tenté de donner, par téléphone, les explications concernant cette affaire. Malencontreusement, le message n'a pas été écouté. Cependant, l'article qui parut dans la presse le lendemain donnera un nouvel éclairage à ceux qui ne manqueraient pas de s'interroger.
Article du 15. 03. : " UNE ASSOCIATION DE COLLECTIONNEURS D'ARMES BLANCHES ET DEUX MORTS" " Il semblerait que notre petite ville cachent d'étranges groupuscules. Ainsi, le 13. 03, l'inspecteur Dome, de la police criminelle, aurait découvert, sous notre Maison du Commerce un gymnase illégal où on s'entraînait au duel à l'arme blanche. Celui - ci n'aurait peut - être jamais été découvert si deux personnes de sexe masculin, Thierry Blât., informaticien, et Marcel Scio, concepteur de programmes, n'avaient été trouvés morts près de la Maison du Commerce. Tous deux avaient péri des suites d'une blessure à l'arme blanche. La fouille du gymnase clandestin a révélé deux rapières portant les marques d'ADN de chacune des victimes. Il semblerait qu'au cours d'un duel, ils se soient blessés tous les deux mortellement. Marcel Scio, malgré sa blessure se serait traîné jusque devant la Maison du commerce. La police enquête pour trouver tous ceux qui de près ou de loin aurait connu et participé aux activités de cet étrange Gymnase."